Chaque mois sur euradio, retrouvez une interview d'un·e chercheur·se en sciences sociales, menée par Lola Avril, chercheuse en sciences politiques.
Bonjour et bienvenue dans Parlons régulation, les politiques européennes en question. Je suis Lola Avril et pour cette troisième saison, nous discuterons tous les mois avec des chercheuses et chercheurs en sciences sociales des rapports de force et dynamiques contemporaines qui structurent la production des politiques européennes.
Depuis les dernières élections européennes, un mouvement de dérégulation semble s'être amplifié. Alors même que l'Union européenne s'était construite ces dernières décennies comme un État régulateur, imposant ses standards non seulement aux États membres, mais également par le jeu de ce qu'on appelle « l'effet Bruxelles » aux États tiers. Cette année, nous essaierons donc de comprendre ce qui se cache derrière la notion de « régulation » et quels sont les outils déployés pour mettre en œuvre un nouvel « agenda dérégulateur ». Pour ce premier épisode, j'ai le plaisir de discuter avec Céleste Bonamy, maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Lille et chercheuse au CERAPS.
Céleste, dans tes recherches et notamment ta thèse, tu as étudié l'élaboration de la directive européenne « Droits d'auteur dans le marché unique numérique » adoptée en 2019.
Cette directive sur le droit d'auteur, elle s'inscrit dans un mouvement qui a commencé notamment avec le règlement général sur la protection des données [RGPD], qui est un peu le texte que tout le monde connaît en matière de régulation du numérique. Et on a donc cette directive qui intervient en fait entre ce RGPD et ensuite les textes plus récents que sont le DMA, le DSA, le règlement sur l'intelligence artificielle, etc.
Alors, est-ce que tu peux juste nous expliquer ce que c'est que le DMA et le DSA ?
Le DMA, c'est pour Digital Market Act, et le DSA c'est pour Digital Services Act, qui sont donc deux textes qui ont pour but de réguler. Pour le DMA, ça porte vraiment sur régulation de l'économie de plateforme, économie des grandes entreprises du numérique, application des règles de concurrence, etc. Alors que le DSA, Digital Services Act, c'est vraiment là plus sur le volet régulation de l'activité des plateformes, donc une question de notamment modération des réseaux sociaux, publication de contenus en ligne, etc.
Et moi je me suis intéressée à un texte qu'on oublie souvent quand on parle de régulation du numérique, parce que c'est vrai que c'est un texte qui porte sur le droit d'auteur, pas forcément quelque chose qu'on associe instinctivement au numérique, alors qu'il est profondément lié. En fait, ça remonte au début des années 2000, on a une directive qui est adoptée en 2001, qui est la première directive qui régule le droit d'auteur. Et en fait, le sujet est remis à l'agenda de la Commission européenne sous la Commission Barroso 1. Et à cette époque-là, on est plutôt dans une perspective de dérégulation, justement, parce qu'on est avec la mise en place d'un cadrage qui est celui de la libéralisation du marché. Et le droit d'auteur est cadré par deux commissaires, notamment, qui sont Charlie McCreevy commissaire au marché intérieur et Viviane Reding qui est commissaire à la Société de l'information à l'époque et qui cadre le droit d'auteur comme un obstacle à l'accès non seulement au marché, mais également à la culture. Et ensuite, sous la commission Barroso 2, donc la suite, on continue à travailler au sein de la commission sur ce dossier. Mais là, il y a un conflit qui émerge parce qu'on a justement plutôt des personnes qui promeuvent une vision plus régulatrice et qui considèrent qu'on ne peut pas voir le droit d'auteur comme un obstacle à la construction du marché et qu’il vise à protéger les artistes et à protéger aussi un autre marché qui est celui des productions culturelles.
On a cette directive « droit d'auteur dans le marché unique numérique » adoptée en 2019. Toi, tu montres que c'est une forme de régulation. Qu'est-ce que ça veut dire réguler ce marché ?
La question va se poser en des termes différents, c'est-à-dire à la fois, comme je disais, quel marché on régule, donc est-ce qu'on veut réguler le marché du numérique, est-ce qu'on veut réguler le marché des productions culturelles, et ce qu'on fait sur le marché du numérique, quel effet ça va avoir sur le marché des productions culturelles, et vice-versa. Et réguler le marché numérique, ça veut dire quoi ? Ça veut dire, et au sens où on l'entend avec cette directive, c'est poser des règles, des règles du jeu en fait, pour les entreprises, pas que les entreprises, mais tous les acteurs, tous les écosystèmes qui sont liés de près ou de loin cet espace numérique et en l'occurrence sur le droit d'auteur.
Le droit d'auteur c'est un instrument de régulation parce que on va protéger certains acteurs on va choisir de protéger certains acteurs qui sont en l'occurrence les artistes. Mais en fait derrière les artistes c'est plutôt toute la chaîne de valeur artistique et culturelle donc c'est les éditeurs les producteurs de musique etc. et Contre d'autres acteurs qui sont en l'occurrence notamment les grandes plateformes numériques type Facebook, Youtube, donc Youtube c'est Google, mais aussi Netflix et en fait tous les hébergeurs de contenus culturels qu'on accuse de ne pas rémunérer en fait les artistes qui produisent ces biens culturels et qui sont mis en ligne sur ces plateformes.
Et justement, tu montres donc que cette directive, c'est un succès, on va dire, pour ceux qui prônent la régulation, ou en tout cas la régulation de certains acteurs. Comment ceux qui prônent cette régulation ont réussi à s'imposer face aux approches plus libérales qui étaient aussi très présentes à la Commission européenne, comme tu as pu le montrer ?
Il faut remonter au début de la Commission Juncker. Donc là on passe de … ça avait déjà été mis à l'agenda sous Barroso, on sentait qu'il y avait du conflit au sein de la Commission. Et avec Juncker les choses vont se résoudre et vont se résoudre dans le sens de la régulation. Et pourquoi ? Parce qu'on a donc Jean-Claude Juncker qui arrive avec un programme et dans son programme il y a la construction d'un marché unique numérique. Et moi, ce qui m'a posé question, c'est de voir que dans ce programme publié en 2015, il indique que le droit d'auteur est un obstacle au marché unique numérique, et deux ans après, il publie une proposition de directive qui intègre deux articles qui créent en fait du nouveau droit d'auteur, qui vont plus loin que ce qui est prévu déjà dans le droit des États membres dans la protection du droit d'auteur.
Il y a deux acteurs clés au sein de la Commission qui sont : le président Jean-Claude Juncker et son équipe, et le commissaire Gunther Oettinger, qui était le commissaire à l'économie numérique, et qui tous les deux en fait défendent plutôt une position pro-régulation. Et une des raisons pour lesquelles ils défendent cette position, c'est aussi parce qu'il y a un autre ensemble d'acteurs qui ont été très importants, c'est les groupes d'intérêt plutôt des industries culturelles. Et j'utilise à dessein le terme d'industrie parce qu'on est sur la défense, encore une fois, d'un marché, qui est le marché des productions culturelles. Donc ce sont beaucoup les représentants des éditeurs, des producteurs, que ce soit de l'industrie cinématographique, musicale, qui se sont mobilisés.
Quelque part, en fait, la régulation aussi, elle s'est jouée sur une alliance entre des gens à l'intérieur de la commission et des acteurs économiques, en fait, des industries, des entreprises aussi.
Oui, mais il y a quelque chose aussi qui, moi, à mon avis, a joué, c'est un peu aussi ce... pouvoir symbolique qu'il y a autour de la culture. C'est-à-dire que quand on parle de culture, donc j'ai dit on parle d'acteurs économiques, c'est important, mais ces acteurs économiques veulent aussi nous faire oublier qui sont les acteurs économiques. On parle aussi d'artistes, on parle d'art, on parle de culture, ça a Ça renvoie aussi à tout un imaginaire collectif, symbolique qui joue.
On a un petit peu ce succès du côté des partisans de la régulation à la fin des années 2010. Aujourd'hui, en 2025, et notamment face à la transformation du contexte international, à la pression des États-Unis contre la régulation européenne, on a de plus en plus des remises en cause de ce qui avait pu être négocié en termes de règles, de normes, de standards, de droits. Alors, sur quelle base se fait cette remise en cause et avec quels arguments ?
Alors effectivement, ça fait référence notamment très récemment à la publication d'un projet Omnibus Digital, donc le volet numérique de ce grand projet de dérégulation. Donc cette dérégulation du numérique, elle fait partie d'un mouvement plus large qui touche notamment à l'environnement aussi et qui a un socle idéologique commun qui est celui du soutien aux entreprises. Et qui est de soutenir les entreprises quelles qu'elles soient, et qui fait émerger aussi un clivage gauche-droite très fort autour de ce soutien, le soutien étant plutôt marqué idéologiquement à droite.
Et sur le numérique, on voit un retour de cette idée qu’il faut investir dans l'innovation et le numérique, c'est pareil. Si on parle d'imaginaire collectif, ça renvoie aussi à tout un imaginaire justement de l'innovation, le progrès technique et le progrès technologique, que la régulation empêcherait en fait. Donc la régulation est vraiment cadrée comme un frein à l'innovation. Et il y a des acteurs moteurs là-dedans, la France notamment, le gouvernement d'Emmanuel Macron qui pousse beaucoup pour ne pas trop réguler l'intelligence artificielle parce que on aurait un certain nombre de licornes type Mistral AI en France, mais il y a d'autres pays comme l'Estonie aussi qui vont aller plutôt contre cette régulation. Et donc c'est pour ça que moi, j'avais l'impression d'avoir travaillé sur un tournant régulatoire en matière de numérique et que là, je commence à remettre un peu en question... cette conclusion que j'avais pour dire que finalement c'était peut-être juste une parenthèse de 10 ans et que là c'est comme une espèce de retour à la normale finalement … parce que ce que je vois là dans les discours qui sont prononcés sur le numérique, ça fait beaucoup écho à des choses que j'ai lues dans le cadrage de cette question au début des années 2000.
Un entretien réalisé par Lola Avril.