Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !
C’est au Centre de la Vieille Charité à Marseille, que vous
avez pu admirer les œuvres d’une artiste algérienne nommée Baya
et que vous qualifiez de coloriste miraculeuse, racontez-nous !
D’abord précipitez-vous, heureux·ses Marseillais·es à savourer cette magnifique rétrospective, qui se termine hélas ce 24 septembre, des œuvres de Baya, depuis ses premiers dessins dès 1944, âgée de 13 ans jusqu’à son décès en 1998, à l’âge de 67 ans. C’est un régal pour les yeux et pour l’âme.
Ce fut une belle redécouverte pour moi, car j’avais aperçu quelques gouaches dans la magnifique Collection d’art brut de Lausanne ou au Lam à Villeneuve d’Ascq. Car de fait on la classe plutôt dans l’art brut ou l’art naïf mais l’art de Baya dépasse ces étiquettes. Et quel destin ! Quelle histoire étonnante que celle de l’artiste algérienne Baya, née en 1931 et décédée en 1998. Orpheline très jeune, soumise au mauvais traitement d’un oncle, elle sera adoptée par une française Marguerite Caminat qui conservera scrupuleusement toutes les traces de l’incroyable carrière de sa protégée. En effet, dès l’âge de 16 ans, Baya sera invitée pour sa première exposition personnelle à Paris par le marchand d’art Aimé Maeght.
Et là c’est un triomphe, les plus grandes plumes se penchent sur son berceau, André Breton, le pape du surréalisme, Charles Estienne et André Chastel, critique et grand historien d’art, Albert Camus aussi s’enthousiasme dans une lettre au cadi Mohamed Benhoura, personnalité éminente d’Alger qui suit le cas de Baya : « Cher ami, écrit-il ; … J’ai beaucoup admiré l’espèce de miracle dont témoigne chacune de ses œuvres. »
Car c’est un miracle cette peinture, un miracle de couleurs, notamment.
Mais que peint Baya ? De quoi s’agit-il ? Quels sont ses thèmes ?
Dès son enfance, Baya a élaboré son propre récit du monde, et celui-ci s’articule autour d’une présence féminine à l’œil immense fendu en amande, comme bordé de khôl, souveraine, au centre de sa peinture. Baya dira que c’est peut-être sa mère qu’elle a perdue à l’âge de 9 ans et dont elle se souvient bien, « grande femme mince, une chevelure noire qui tombait jusque là, elle était vraiment superbe. » Et puis autour ce sont des fleurs, des oiseaux, des vases, des poissons, des fruits et plus tard des instruments de musique. Car à l’âge de 22 ans, Baya épouse le maître algérien de la musique arabo-andalouse, Hadj El Mahfoud. Sa pratique s’interrompt les dix premières années de son mariage, elle sera mère de six enfants, coupée du monde extérieur, recluse dans son foyer, et dit-elle, « découragée de peindre ». Elle reprendra quand le musée national d’Alger achète ses anciennes peintures et que des amis lui offrent le matériel pour peindre. Sur fond terrible de colonialisme et de guerre d’indépendance, Baya, femme algérienne, peint imperturbablement des scènes de bonheur. « Quand je peins, je m’imagine toujours les gens heureux », dit-elle. Aissa Bouayed, historienne et commissaire d’expositions, définit l’artiste comme « l’héritière d’une longue histoire des formes, des couleurs et des symboles, portée par sa culture arabo-berbère …. Et comme pionnière et inventrice qui s’empare d’un langage nouveau, sans se départir du sien. »
Comment peint donc l’artiste Baya ?
C’est une peinture décorative comme l’ont exercée les plus grands comme Matisse que Baya admirait. Elle peint des courbes et des arabesques, des à-plats, et des cernes reprenant le dessin de chaque chose, femme, animal ou plante. Aucune tentative de perspective ou de rendu de volume, chaque objet est mis à plat, ni d’essai de réalisme, on voit à travers les vases. L’espace du papier est totalement saturé, tous les éléments sont placés les uns à côté des autres. Et puis il y a la couleur, une liberté totale de coloris, de nuances, de teintes, associant un jaune, un orange à un violet d’où émerge un vert anis. Ses couleurs préférées sont le rose indien et le bleu turquoise.
C’est une explosion chromatique mais qui se tient, si je puis dire, ce n’est pas n’importe quoi. Il y a un équilibre rigoureux qui fait que tout se tient, tout s’équilibre avec la jouissance de la couleur et des formes tout en rondeurs. C’est l’immense talent de Baya, originel et original.
Elle préférera toujours la peinture à l’eau, la gouache sur papier à la peinture à l’huile sur toile. Ses plus grands formats sont de 100 x 150 cm.
L’intérêt d’une rétrospective c’est de voir se construire un univers, une vie, celle de Baya artiste femme. De ses débuts à sa mort, les dessins gagnent en puissance et en affirmation. De l’âge de la maturité vers 1964, elle a alors 33 ans, sa peinture s’amplifie et s’impose à nous. Ce sont incroyablement les mêmes thèmes que depuis son enfance. Baya nourrira aussi son imaginaire de contes qu’elle raconte en peinture en 1947 : la fille pigeon, le coq, le petit oiseau dans le jardin, le lézard. Elle modèle et peint aussi d’incroyables statuettes en terre, comme des souvenirs lointains de l’âge de cuivre.
On pourrait terminer cette chronique avec les mots de Charles Estienne, écrits en 1947 et qui font complètement écho à ce que nous aimerions vivre aujourd’hui : « Baya … nous annonce une ère où l’homme, réconcilié avec ses rêves, pourrait vivre en amitié avec la nature – avec soi-même ».
« Baya. Une héroïne algérienne de l’art moderne », à voir donc jusqu’au 24 septembre au Centre de la Vieille Charité à Marseille, sinon regardez ce catalogue richement illustré « Femmes en leur jardin », édité pour l’occasion par l’Institut du Monde Arabe avec les Musées de Marseille.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.