Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !
Vous êtes allée voir l’exposition « Expression(s) décoloniale(s) » au Château des Ducs de Bretagne à Nantes, racontez-nous
Expression(s) décoloniales(s), ça se passe au sein des collections du musée d’histoire de Nantes et au cœur du Château des Ducs. C’est la 3ème édition de cette biennale. Son originalité, inviter un binôme composé d’un artiste et d’un historien contemporains originaires du continent africain à enrichir de leurs points de vue sensibles et personnels le récit de la traite atlantique et de ses conséquences, d’hier à aujourd’hui.
Petit rafraîchissement historique. Au XVIIIème siècle et même au-delà, et en toute illégalité, Nantes se distingue en devenant le premier port français de la traite des êtres humains. Outre les navires appareillés, nombre d’entreprises locales, comme les manufactures d’indiennes, ces tissus de coton imprimés aux décors exotiques, vont apporter la prospérité à la ville, déjà enrichie par le commerce dit triangulaire.
Plus d’un demi-million d’hommes, de femmes et d’enfants, ont été réduits en esclavage et déportés par les navires nantais depuis les côtes de l’Afrique de l’Ouest vers les colonies françaises. Le remarquable Mémorial de l’abolition de l’esclavage créé en 2012 offre une lecture glaçante de l’ampleur de cette tragédie. Sur l’esplanade, 1710 plaques de verre portent les noms des navires nantais et des dates de départ de leurs expéditions.
Donc une biennale liée à l’histoire coloniale française et à celle de Nantes plus particulièrement ?
Pour éviter les 32 salles (passionnantes !) consacrées à l’histoire de Nantes, il faut se lancer dans une course d’orientation à la recherche des œuvres de l’artiste camerounais Barthélémy Toguo et de ses quatre invités. Idem pour les cartels d’objets rédigés par l’historien François Wassouni, spécialiste de l’histoire de la violence, à l’Université de Maroua au Cameroun.
Finalement ce jeu de piste, à rebours du parcours fléché, ouvre d’autres perspectives à travers d’autres cheminements. Et décoloniser la pensée, la libérer, l’autonomiser, n’est-ce pas l’objectif de cette manifestation ?
Parlez-nous de Barthélémy Toguo et de ses œuvres.
Barthélémy Toguo est né en 1967 au Cameroun et a été formé dans différentes écoles d’art à Abidjan, à Düsseldorf et à Grenoble. L’artiste n’est pas inconnu à Nantes, le lieu unique l’avait invité pour une exposition personnelle en 2002. Il y était question de la difficulté de voyager pour un africain, symbolisé par une piste de décollage en bois encombrée de rochers et de cadavres de bouteilles dans lesquels les avions s’engluent. Mais aussi des injonctions à la chirurgie plastique pour modeler le corps féminin. Etc
Vous l’avez compris, le corpus du travail artistique de cet artiste, ce sont les préjugés et les clichés racistes ou les discriminations en tout genre. Barthélémy Toguo s’est fait l’apôtre de la cause africaine, mais pas uniquement. C’est un artiste nomade touché par toutes les formes d’injustice sous toutes les latitudes. Dessins, performances, sculptures en bois, vidéos et photographies sont ses outils.
Qu’avez-vous retenu des œuvres présentées au Château ?
« Natural flow of energy » (Flux naturel de l’énergie), c’est le superbe dessin qui ouvre l’exposition. 1.50 x 1m, c’est une encre et acrylique sur toile datée de 2022. Un corps debout statique, des flux sanguins en lieu et place de la tête qui sillonnent en cercles le corps, l’encre rouge se diffusant dans les fibres de la toile. On dirait un portrait de l’artiste lui-même transmettant sa propre énergie. Cette vitalité fait écho dans une autre salle à un autre dessin, genre dans lequel Barthélémy Toguo excelle, intitulé « Running for life » (Courir pour la vie). Mais celui-là est à l’encre verte et l’homme est en mouvement, comme notre artiste actif et engagé. Il a créé de toutes pièces au Cameroun un lieu artistique et culturel complété par une exploitation agricole : Bandjoun Station. Je rêve d’y aller.
Du côté politique : « Black lives always matter » (La vie des noirs compte toujours), 10 portraits d’hommes et d’adolescents tués lors d’arrestations policières aux Etats-Unis en 2015 côtoient les dessins terribles des corps des captifs entassés dans l’entrepont du navire la Marie Séraphique en 1770.
Et aussi la série des estampes de tampons (My body my choice ; War is over ; No Justice no peace, …) rappelle le marquage des esclaves et plus près de nous les revendications affichées dans les rues.
Barthélémy Toguo présente également des vases en porcelaine de Chine.
4 grands vases d’une série de 18, réalisés en lien avec l’Institut Pasteur à Paris. « Vaincre le virus », il s’agit des virus du Sida et d’Ebola. Les formes des virus se mêlent aux autoportraits de l’artiste, aux têtes de singe et de chauve-souris et aux motifs de fleurs. C’est coloré et c’est beau. Plutôt que montrer ces maladies épouvantables, l’artiste choisit de montrer la beauté de la recherche.
Et enfin l’installation « Strange fruit », relative à la chanson de 1939, interprétée par Billie Holiday où il est question de fruits étranges se balançant aux branches d’un arbre, ce sont les corps martyrisés et lynchés par la population dans les états ségrégationnistes du Sud des Etats-Unis. Elle clôt le parcours, résonnant avec la pièce « Black lives always matter », oui la vie des noirs compte toujours hier comme aujourd’hui et comme demain.
Il y a en tout une quinzaine d’œuvres ou ensembles d’œuvres avec celles des quatre artistes invités par Barthélémy.
EXPRESSION(S) DÉCOLONIALE(S) # 3 à voir jusqu’au 12 novembre au Château des Ducs de Bretagne de Nantes.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.