Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Huitième édito en temps de guerre. Mais aujourd’hui, un regard sur la France. Il vous est impossible de faire l’impasse sur le second tour de l’élection présidentielle française.
Comment pourrais-je passer ce moment sous silence. Après tout, il est possible que nous deux, en tant que « pro-européens », c’est-à-dire citoyens non dénués de sens critique mais profondément convaincus de la nécessité de poursuivre et d’approfondir le processus d’intégration européenne, nous nous réveillions lundi matin en minorité et en résistance.
J’en ai parlé à plusieurs reprises, à ce microphone, du rôle des convictions pro-européennes ou, à l’inverse, europhobes, en tant que ligne de clivage majeure du paysage politique contemporain. En 2017 déjà, cette ligne était déjà très visible et intentionnellement thématisée par les deux camps en lice pour le second tour. Durant la campagne électorale qui est en train de s’achever, ce fossé a été creusé à nouveau.
Il est clair que les attitudes sont particulièrement tranchées à ce sujet, comme si l’enjeu européen représentait bien plus qu’un simple choix politique.
C’est le cas. L’Europe est devenu un « proxy ». C’est un thème emblématique qui regroupe symboliquement plusieurs lignes de polarisation dans la société. En se positionnant sur l’Europe, on prend position sur plusieurs autres enjeux. Par procuration, pour ainsi dire, et c’est de ce mot que vient aussi le terme anglais « proxy ».
Pendant longtemps, être pour ou contre l’Union européenne disait quelque chose sur le rapport qu’un citoyen entretenait avec la nation. C’est de cette époque que date la distinction entre « souverainistes » et « fédéralistes », prégnante durant des décennies. Bien sûr, il y avait aussi des esprits pragmatiques : le Général de Gaulle, par exemple, n’a jamais fait un secret de son aversion pour le supranationalisme, mais il avait de bonnes raisons de ne pas mettre en cause le choix de « l’Union toujours plus étroite ».
C’était le bon vieux temps du « consensus permissif », où l’on avait son idée sur l’Europe qui se construisait, mais faisait, en gros, confiance à l’idée principale et aux gouvernements qui la mettaient en œuvre.
Ce temps-là, cela fait au moins vingt ans qu’il est révolu.
Disons trente ans : on peut sans doute dater la fin de cette époque à la campagne référendaire sur la ratification du Traité de Maastricht, en 1992, encore assez marquée par la question de la souveraineté, monétaire notamment. C’était un débat politique.
Par la suite, au fur et à mesure des élargissements des années 90 et 2000, et du développement d’une Europe économique avec son marché unique et sa monnaie, sans qu’on voie venir l’Europe sociale pourtant promise ne serait-ce qu’implicitement par Jacques Delors, l’Europe est de plus en plus devenue un marqueur social. Elle a produit des gagnants et des perdants clairement identifiables et qui se percevaient comme tels. Les uns avaient accès aux bénéfices qu’elle peut apporter, et pour les autres elle n’était rien que le cheval de Troie d’une mondialisation d’inspiration néolibérale ne profitant qu’à ceux qui étaient déjà doté du capital économique, social et culturel nécessaire.
La campagne référendaire de 2005 l’a mis en relief : si les raisons de voter non des Français ont été multiples, le débat, lui, était d’abord un débat social.
Vous utilisez l’imparfait, mais c’est toujours le cas aujourd’hui, non ?
Si si, ni l’enjeu politique ni l’enjeu social n’ont disparu. Ils se sont superposés, et ils se détectent toujours facilement dans les programmes des différents partis ou mouvements politiques.
Mais il me semble que désormais, ils sont presque relégués, dépassés par un troisième niveau, la dimension émotionnelle. Dans le rejet de l’intégration européenne d’aujourd’hui, plutôt que des arguments, il y a du ressentiment, de l’amertume, de la colère. L’Europe, c’est une rivière d’humiliations imaginées, qui irrigue un terrain où poussent des susceptibilités à fleur de peau.
Même plus besoin d’avoir de bonnes raisons d’en vouloir à l’Union européenne elle-même. S’y opposer, c’est surtout remettre à leur place les élites, les partis traditionnels, les grands patrons, les journalistes, les intellectuels, les experts. Tous ceux envers lesquels la défiance atteint des sommets. Le simple fait qu’ils soient dans leur grande majorité pro-européenne est suffisant pour rejeter l’Europe avec.
Vous allez me dire : ce n’est pas nouveau, c’est l’essence même du populisme que de pointer du doigt tous ceux qui, paraît-il, méprisent « le peuple ».
Certes, mais si je savais la France, comme toutes les démocraties, en proie à des discours populistes, je la pensais en quelque sorte immunisée contre l’anti-intellectualisme comme on a pu le voir à l’œuvre dans les campagnes pour Donald Trump ou pour le Brexit. J’ai dû l’idéaliser un peu.
L’Europe, construction exigeante sur le plan intellectuel, est la thématique « proxy » rêvée des populistes français. Elle canalise merveilleusement toutes les émotions négatives. Et elle en fera les frais, le jour où celles-ci seront devenues majoritaires. D’ci là, faisons en sorte que qu’elles ne les deviennent pas.
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