Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Troisième édito en temps de guerre. L’engrenage continue.
Engrenage est bien le mot qui convient.
On assiste, avec un sentiment d’impuissance pénible, à un genre de mécanisme implacable, dans lequel un acte va automatiquement provoquer un autre, produisant ainsi des réactions en chaîne aux conséquences toujours plus dramatiques.
Comment arrêter l’engrenage ? Comment ouvrir la voie à une désescalade ? Comment permettre aux différents partis de sortir de la logique de guerre sans perdre la face ?
Si l’heure n’était pas aussi grave, on aurait presque envie de citer Coluche « Mais jusqu’où s’arrêteront-ils ? » Exclamation géniale, parce qu’elle contient une bonne dose du désarroi et de l’absurde qui caractérisent la situation actuelle.
C’est vrai qu’on se demande jusqu’où Vladimir Poutine veut aller. La menace nucléaire, elle fait froid dans le dos !
Anticiper ce que veut Vladimir Poutine n’est peut-être même pas la tâche la plus difficile. J’aurais tendance à m’en remettre au jugement de Fiona Hill, biographe de Poutine qui a servi dans plusieurs gouvernements américains et qui a été témoin de la dernière rencontre entre Poutine et Trump. Pour elle, c’est limpide : « A chaque fois que vous vous dites ‘il ne va quand même pas faire ça’, il va le faire. »
S’attendre au pire avec une personnalité comme celle du président russe me semble relever du bon sens. C’est ce que nos leaders occidentaux, en première ligne Angela Merkel, ont manqué de faire quand il était peut-être encore temps. A leur décharge, on peut dire qu’ils n’ont fait que suivre l’opinion publique : dans les pays de l’Europe de l’Ouest, les entreprises voulaient faire du business avec la Russie, et les citoyens, si jamais ils avaient la Russie sur le radar, avaient juste envie de vivre en harmonie.
Aux Européens de l’Est, chats échaudés pleins de méfiance, on disait qu’ils étaient trop marqués par leur mémoire du XXème siècle. Après tout, on était bien dans le XXIème désormais.
Le moins qu’on puisse dire est que tant nos leaders que nos opinions publiques ont fini par se réveiller, durement.
Et on a l’impression que si les premiers agissent avec des gestes forts, imposant des sanctions dont ils savent qu’ils feront mal à leurs propres économies, ils le font, encore une fois, surtout sous la pression de l’opinion publique, bouleversée simultanément par les crimes de guerre atroces sur tous leurs écrans, par l’exode désespéré de centaines de milliers de gens comme vous et moi, par la détermination de la résistance des Ukrainiens qu’on devine pourtant condamnée, par l’ébranlement de leurs propres convictions.
Et jusqu’ici, cette opinion publique européenne s’est montrée étonnamment unanime, que ce soit dans son soutien de principe à la cause ukrainienne qui est perçue comme celle de tous ceux qui veulent vivre en liberté et en démocratie, dans sa volonté d’accueillir dignement des réfugiés ukrainiens, ou dans sa demande d’action envers ses dirigeants.
Mais l’est-elle encore dans son refus de la guerre ? Quelle est aujourd’hui la validité du « plus jamais ça » qui a été, ne l’oublions pas, la raison d’être première de la communauté qu’on a construite au cours de ces décennies qu’on appelait « après-guerre » ?
L’opinion publique est, nous le savons bien, sujette à des émotions fortes. Il suffit de passer une demi-heure sur Twitter pour espérer que nos dirigeants n’y vont pas souvent eux-mêmes.
Car le sentiment d’impuissance contre une injustice dramatique engendre des émotions dangereuses. Il génère d’abord une très forte indignation, voire une colère noire contre celui qui en est responsable. Un désir quasi-irrépressible de protéger et de punir, pour rétablir la justice. Et en même temps, il suscite une sensation de honte de ne pas en faire davantage, de rester des spectateurs passifs d’une tragédie insupportable.
Encore heureux que nous ne soyons pas des abrutis ni des cyniques, vous ne trouvez pas ?
Si si, c’est rassurant en quelque sorte. Mais c’est aussi dangereux. Car il reste la question jusqu’où ils s’arrêteront. Je dois vous avouer que je n’en ai aucune idée. Mais je crains qu’à un moment donné, la demande émerge de répondre à la guerre par la guerre. Et qu’elle soit reprise en chœur par les machines d’amplification et de multiplication qui dominent l’espace médiatique aujourd’hui. Que feront alors nos dirigeants ? Sauront-ils résister à l’engrenage ? Car rappelons-le : l’objectif doit être d’en trouver la sortie.
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