Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

L’angoisse, mauvaise conseillère - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

L’angoisse, mauvaise conseillère - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

Chaque semaine, Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management à Angers nous fait part de son bloc notes, et nous renseigne sur les grands sujets européens.

Nous ne sommes qu’en octobre, mais on a presque hâte que 2022 se termine. On pensait que ce serait l’année de la fin du COVID, mais finalement, cela a été l’année de la guerre en Ukraine, l’année de la sécheresse, et maintenant l’année de la crise de l’énergie.

C’est bien ça, une crise se superpose à l’autre, sans pour autant complètement chasser la précédente. Et chacune de ces grandes crises met l’unité de l’Union à l’épreuve. Sans la briser entièrement, jusqu’ici, bien au contraire. On peut même dire que le Brexit, la COVID, et l’Ukraine l’ont plutôt renforcée.

Mais la crise de l’énergie qui se dessine, elle, est différente des autres.

En parlant de crise, vous évoquez les divergences considérables que les 27 ont étalées au grand jour lors du récent sommet de Prague, quand il s’agissait de la manière dont il conviendrait de répondre à l’explosion des prix et aux possibles pénuries ?

Exactement. Divergences certes normales, tant les stratégies et les pratiques des un·es et des autres se sont éloignées, faute de politique commune en ce domaine, durant les dernières décennies. Mais divergences profondes quand même, qui ont suscité un certain malaise et rendu nécessaire de mettre le sujet à nouveau sur la table lors de leur prochaine rencontre le 20 octobre à Bruxelles.

Mais en quoi cette crise serait-elle différente de toutes les autres ?

Il est vrai que le Brexit, la pandémie, la guerre en Ukraine, c’étaient certes des défis de taille, dont chacun aurait eu le potentiel de faire exploser l’Union. Des menaces existentielles, mais des menaces contre lesquelles on savait très bien comment il fallait agir. On y est parvenu, non sans mal, parfois avec un certain retard à l’allumage, mais dans l’ensemble remarquablement bien.

Ces crises appelaient à la conservation de l’acquis commun, à une défense contre un changement brutal imposé par l’extérieur. L'énergie, c'est différent. Elle appelle, justement, à un changement brutal de notre propre comportement. Plus brutal que nous n’étions prêts à en consentir.

Bien sûr, on savait déjà, de manière diffuse d’abord, puis de plus en plus claire, qu'il fallait changer de manière de consommer, de vivre, de penser. Mais on y allait doucement, chacun à son rythme, avec ses propres priorités domestiques, et surtout sans mettre en cause le système lui-même.

Or, en cette automne 2022, le marché de l'énergie exhibe le côté absurde du capitalisme, du toujours plus, d’un mode de vie non-durable que nous ne sommes pas, dans notre grande majorité, mentalement prêt à abandonner ou du moins à infléchir de manière significative.

Il est vrai que notre dépendance à une énergie bon marché et à discrétion a quelque chose de grotesque. Alors que nous savions depuis des années déjà qu’il faudrait un jour en sortir !

Oui, nous le savons. Rationnellement, nous comprenons le caractère malsain et fatal d’une dépendance à un mode de vie et de pensée obsolète. Comme un junkie pendant ses moments lucides reconnaît son addiction et le besoin de se faire soigner.

Mais sur le plan émotionnel, c'est l'angoisse du manque qui prend le dessus. Et l'angoisse est un déclencheur du chacun·e pour soi, pas de la solidarité. C’est pour cela que je crois que la crise actuelle est plus profonde que les précédentes. Elle est de nature différente.

Les menaces extérieures, même existentielles, sont des catalyseurs d'unité et de coopération. Une fois le premier choc passé, elles activent des capacités cognitives d'analyse et permettent de se rendre compte qu'il vaut mieux combattre ensemble, en se serrant les coudes.

L'angoisse, en revanche, est mauvaise conseillère. Elle s'adresse aux émotions primaires, active des instincts de survie, des réflexes plutôt que de la réflexion. Il en faut de la volonté pour ne pas céder à ses impulsions. Comme il faut beaucoup de volonté pour se défaire de ses dépendances.

Une fois de plus, on regardera donc vers Bruxelles avec une certaine inquiétude.

Et on a raison d’être inquiet·es. Mais surtout pas angoissé·es !

Chronique réalisée par Cécile Dauguet.