L’éditorial du jeudi soir, en compagnie d’Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Aujourd’hui, une question très délicate vous travaille : peut-on défendre les valeurs européennes face à la Chine ?
Je me rends compte que ça fait un peu bac de philo, mais la question mérite d’être posée, vous ne trouvez pas ? En fait, elle nous est imposée par la Chine elle-même, tous les jours un peu plus, et si nos dirigeants rechignent d’y répondre clairement, le jour n’est plus loin où ils seront bien obligés de le faire.
En tout cas, en ce mois de novembre 2019, il est difficile d’ouvrir le journal ou d’écouter la radio sans être renvoyé en permanence à cette question.
Juste pour être sûr, Albrecht, qu’entendez-vous par « valeurs européennes » ?
Oh, c’est très simple, j’y entends sans doute la même chose que vous. Il suffit de relire rapidement l’article 2 du traité sur l’Union, selon lequel cette Union
« est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ».
C’est beau, non ? Et je le dis sans aucune ironie.
Dans le même article, il est aussi fait mention « d’une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination », ou encore « la justice ».
Question : ce genre de valeurs, est-il possible de se contenter de les promouvoir uniquement au sein de sa communauté, ou doit-on les défendre sur le plan international aussi ?
Du moment qu’on estime qu’il s’agit là de valeurs universelles, on doit les défendre, cela paraît évident, non ?
Vous avez dû le passer avec mention, votre bac de philo ! Mais comment fait-on quand on est face à un adversaire idéologique qui refuse l’idée même de valeurs universelles, qui ne respecte pas une seule des valeurs que vous considérez pourtant comme fondamentales dans votre vision du monde, et qui n’est pas près de changer d’un iota ?
Je ne sais pas pour vous, mais tout ce que j’ai pu lire ou entendre au cours de ce mois de novembre me suggère que nos dirigeants seraient bien avisés de formuler une réponse à donner à cette question, car l’histoire en marche les sommera très bientôt à le faire.
Que feront-ils quand les protestations à Hong Kong, dont on voit mal qu’elles pourraient avoir une issue négociée et pacifique, auront été réprimées dans ce qui risque d’être un bain de sang ?
Que feront-ils au sujet des camps de concentration et de rééducation dans le Xinjiang où sont internés près d’un million d’Ouighours ? Les documents confidentiels du gouvernement chinois « leakés » et publiés par le New York Times la semaine dernière font froid dans le dos.
Que feront-ils quand, une fois les condamnations verbales de coutume prononcées, une gigantesque armée de consommateurs chinois ne se contenteront plus de vilipender « les Occidentaux » sur les réseaux sociaux, mais appellera au boycott des produits, des marques, des machines made in Germany, in France, in Europe ?
Ce sont là des questions fort inconfortables.
Vous vous souvenez peut-être, j’avais consacré un édito du mois d’avril au changement de discours assez radical de la Commission européenne envers la China. Dans un papier nommée « vision stratégique », elle avait pour la première fois clairement reconnu qu’il s’agissait là non seulement d’un compétiteur, mais aussi d’un « rival systémique », c’est-à-dire idéologique.
Ce langage rappelle la guerre froide, et la métaphore de Hong Kong comme « nouveau Berlin » d’une nouvelle guerre froide n’est pas absurde. A trois petits détails près : pendant la guerre froide, les Alliés étaient militairement présents à Berlin ; il n’y avait pas d’interdépendance économique entre les adversaires ; et au sein de l’empire soviétique, le lavage de cerveau n’était que de façade.
Le parti communiste chinois d’aujourd’hui n’a rien à craindre sur le plan militaire, il tient les économies occidentales en otage, et il dispose d’outils de répression, de surveillance, et de mobilisation nationaliste autrement plus perfectionnés. Il est parvenu à faire de « démocratie » un mot à connotation négative auprès d’une large part de sa jeunesse et réussit même à réécrire l’histoire, comme le montre l’éradication du souvenir de Tiananmenv. Que le New York Times voie dans la Chine d’aujourd’hui l’incarnation de l’Etat imaginé par George Orwell pour 1984 ne semble plus relever de l’exagération bon marché.
Pour l’instant, les visites d’Etat à Beijing se poursuivent, des sommets Europe-Chine ont lieu comme prévu, les paroles restent diplomatiques. Mais la logique des événements est implacable et il faudra bien, bientôt, prendre position sur les valeurs.
Face à un « rival systémique » de cette trempe, les bégaiements embarrassés des capitales nationales n’auront aucun effet. Ce serait un bon moment pour formuler une position européenne. L’Union en sera-t-elle capable ?