Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Vous m’avez signalé que vous souhaitez revenir sur un 200ème anniversaire aujourd’hui. Vous ne pensez pas qu’on a déjà assez glosé sur Napoléon cette semaine ?
Mais qui vous parle de Napoléon ? Le 200ème anniversaire que je veux célébrer aujourd’hui est celui d’un titre de presse. C’est le Guardian, fondé à Manchester en 1821 – cinq ans avant Le Figaro à Paris – et domicilié à Londres depuis 1961. En tant que journaliste européenne, je suis sûr que vous avez le plus grand respect pour ce journal vénérable.
Je vous le confirme. Plus qu’un journal, c’est une institution.
C’est bien formulé, car cela reflète ce qu’est le Guardian non seulement de manière symbolique – une institution du journalisme dans ce qu’il a de meilleur – mais aussi de manière très concrète. En fait, c’est un média qui n’est la propriété de personne. Il n’y a pas d’actionnaires ni de propriétaire millionnaire. A la place, il y a, depuis 1936, un trust, un genre de fondation qui peut être considérée comme une spécificité juridique anglaise, et qui fait en sorte que les « trustees », les personnes désignés de veiller sur le respect des principes de l’institution dont ils ont la charge, ne peuvent vendre des parts, mais doivent simplement assurer la pérennité de l’entreprise. En fait, ce n’est pas bien loin d’une association à but non lucratif…
Comme euradio !
En fait, oui. Sauf que le Guardian peut pour l’instant se permettre de perdre pas loin de 20 millions d’Euro chaque année.
C’est vrai qu’on n’en est pas là à Euradio. Mais comment font-ils au juste ? Partout dans le monde, les grands titres de presse doivent se battre pour trouver un « business model » rentable pour survivre, tout en essayant de maintenir un journalisme de qualité qui, nous le savons tous, a forcément un prix !
C’est très simple : le Guardian a eu deux bonnes idées au bon moment, et à chaque fois, une chance énorme. D’abord, aux grandes heures du print pendant les trente glorieuses, il a réussi à se positionner comme le numéro 1 des offres d’emploi. Et en 2004, il a su vendre au bon moment et très cher, un magazine de petites annonces de voitures d’occasion qu’il possédait, appelé « Auto Trader ». Ce pactole bien préservé par le Trust est aujourd’hui son assurance vie, permettant, par les intérêts qu’il génère, de couvrir les pertes qu’il continue à faire, année après année.
Des voitures d’occasion ! Ce n’est pas ce qui vient à l’esprit en premier quand on pense au Guardian ! Mais je ne suis guère étonné qu’il ne soit pas bénéficiaire.
C’est sûr. Car c’est un paquebot bien coûteux à entretenir. D’autant qu’il a héroïquement résisté à rendre son usage payant. Tout leur site web, l’un des premiers d’ailleurs, avec Der Spiegel, dès le milieu des années 1990, reste gratuitement accessible – pas de « paywall ». Ils cherchent à susciter des abonnements volontaires (7 Euros par mois), en plaçant une confiance tranquille en la sagesse des lecteurs qui savent que le journalisme de qualité mérite d’être soutenu. Non sans succès d’ailleurs, avec plus d’un million d’abonnés ou de donateurs, si l’on en croit Katharine Viner, à la tête du navire, seulement la 12ème editor-in-chief qu’a connu la journal en deux siècles.
Je déduis de votre enthousiasme que vous êtes un lecteur fidèle.
Et comment ! En une époque de désintox et de distortion, le Guardian devrait être déclaré d’utilité publique ! D’autant plus dans un pays où fleurissent les tabloïds les plus chauvins et les plus menteurs de toute l’Europe.
Ce qui m’enchante particulièrement, c’est ce côté têtu. Le Guardian fait confiance à ses lecteurs. Il ne leur court pas après, mais semble porter par la conviction que la qualité, voire l’exigence, et la fidélité à ses principes finiront toujours par payer.
Bien sûr, je suis aussi, à titre personnel, attiré par ses valeurs fondatrices. Le Guardian ne se cache pas d’être progressiste et pro-européen, cela me va. Mais il fait bien la distinction entre les faits – « sacrés » selon la devise de son fondateur – et les opinions argumentées. Et il attire d’excellentes plumes, dans tous les rayons. Même la rubrique football est franchement excellente !
Je sais que c’est important pour vous !
Correct. Mais cela reste un bonus. Juste une petite raison de plus de saluer ce monument mondial de la presse, récompensé à juste titre pour ses investigations, phare de résistance dans une époque compliquée pour le journalisme de qualité. Un « gardien du temple » en quelque sorte, à aucun moment de ses deux siècles d’histoire, il n’a aussi bien porté son nom.
Laurence Aubron - Albrecht Sonntag
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Photo : gigijin, CC BY-SA 2.0, via Flickr