Chaque semaine, Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management à Angers nous fait part de son bloc-notes, et nous renseigne sur les grands sujets européens.
Nos gouvernements aiment bien les commémorations, et ce n’est donc guère étonnant qu’ils se saisissent des 60 ans du Traité de l’Élysée, signé le 22 janvier 1963, pour rendre hommage à l’action de Charles de Gaulle et de Konrad Adenauer.
À juste titre ! Le Traité de l’Élysée est un moment décisif dans le processus historique de la réconciliation entre Français·es et Allemand·es. Mais je profite de l’occasion pour rappeler qu’il a été signé plus de 17 ans après la fin de la guerre et qu’il y a eu d’autres acteur·ices, moins illustres, qui ont préparé le terrain aux deux chefs de gouvernement, avec beaucoup de courage. Tenez, connaissez-vous Lucien Tharradin ?
Non, je dois reconnaître que le nom ne me dit pas grand-chose.
Normal, ce n’était que le maire d’une petite ville de Franche-Comté, Montbéliard. Né en 1904, résistant contre l’occupation nazie, déporté au camp de concentration de Buchenwald, survivant, puis élu de sa commune.
Il a participé à une rencontre entre maires français·es et allemand·es, en 1948, organisé sur terre neutre, en Suisse. Histoire de tâter le terrain, voir si les élu·es en face étaient dignes de confiance dans leur volonté de bâtir une démocratie sur les ruines du Troisième Reich. Ils·elles ont remis ça un an plus tard. Et en 1950, à Stuttgart, ils étaient déjà soixante à échanger sur la faisabilité d’une nouvelle Europe.
J’imagine que ce n’était pas facile, si peu de temps après la guerre...
C’est exactement ce qu’ils·elles se sont dit, que les plaies étaient encore ouvertes, et les souvenirs trop douloureux. « La route est longue et dure », écrivait Lucien Tharradin après la réunion, « nous devons aller lentement ». Ce qu’il proposa, à son homologue de Ludwigsburg, c’était un genre de partenariat informel entre les deux villes, histoire de mieux se connaître. Ce fut le premier jumelage. Savez-vous combien il y en a aujourd’hui, de communes françaises qui sont jumelées avec une commune allemande ?
Il doit y en avoir des centaines et des centaines !
Plus que cela même, elles sont 2 317 à l’heure où je vous parle. Cela veut dire qu’il y a un total de 4 634 communes françaises et allemandes qui ont des liens amicaux de l’autre côte de la frontière. C’est fou ! Bien sûr, ils ne sont pas tous vécus avec la même intensité. Leur santé dépend des individus, de la démographie, des compétences linguistiques. Mais leur nombre n’a jamais été en déclin, c’est étonnant sur la durée.
À l’heure où de Gaulle et Adenauer ont signé le Traité de l’Élysée, il y en avait déjà 130. Prudemment, patiemment, la société civile avait pavé le chemin vers l’institutionnalisation d’une relation bilatérale nouvelle. Rendons hommage à ces acteur·ices moins connus, et pourtant essentiels.
Comme, par exemple, aux habitant·es de La Cambe, petite commune du Calvados, qui en compte environ 500.
Qu’ont-ils·elles fait, les habitant·es de la Cambe ?
Rien de spécial. Et en même temps beaucoup. Ils ont simplement cohabité avec 21 000 soldat·es allemands tombés en été 1944, lors de la bataille de Normandie et enterré·es sur leur territoire. J’ai étudié l’histoire de ce cimetière, pour tout vous dire, j’ai même contribué en tant que bénévole dans les années 90 à la mise en place d’un petit centre d’information.
Expliquez-moi donc pourquoi jamais depuis la fin de la guerre il n’y a eu d’incidents, de protestations, encore moins de vandalisme. Pourtant, il n’y a pas là, devant leur porte, seulement des gamin·nes de 18 ans envoyés mourir pour le Führer. Il y a aussi des SS peu fréquentables, parmi lesquels même l’officier à l’origine du massacre d’Oradour-sur-Glane.
Effectivement, on aurait pu imaginer un mouvement d’indignation.
Eh bien, il n’y en a pas eu. Le ministère français des anciens combattants et l’association allemande qui s’occupe de ces endroits ont géré le maintien et l’embellissement du cimetière de La Cambe avec prudence et discrétion. Et ils ont eu affaire à des habitant·es qui étaient visiblement capables de penser plus loin que leur colère et leur douleur de l’instant.
Vous permettez que je leur rende hommage, autant qu’à Messieurs de Gaulle et Adenauer.
Et si vous passez par la Basse-Normandie, n’hésitez pas à faire de même. La Cambe est à l’Ouest de Bayeux, directement sur la N 13, le centre d’information a fait peau neuve, le jardin de la paix qu’on a créé dans les années 90 compte 1200 arbres parrainés, c’est un endroit inattendu de la construction d’une nouvelle Europe au-dessus des tombes, une visite émouvante et enrichissante.
C’est noté.
Et si jamais je passe par Montbéliard, j’aurai une pensée pour Monsieur Tharradin.
Entretien réalisé par Cécile Dauguet.