Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

Polycrise ou permacrise ? - le bloc-note d'Albrecht Sonntag

Polycrise ou permacrise ? - le bloc-note d'Albrecht Sonntag

Nous retrouvons en ce mois de septembre, Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, qui effectue déjà sa cinquième rentrée sur Euradio !


C’est tout à fait juste, ma première chronique date effectivement de 2017. Que ne s’est-il
pas passé pendant ces cinq années ! A Bruxelles, et dans tous les Etats-membres, ils
auraient pu installer de grandes pancartes « Attention – une crise peut en cacher une
autre ! » La meilleure manière d’appréhender le bousculement permanent auquel nous avons été exposés, c’est de retourner cinq ans en arrière et de relire ce qui a été écrit en été 2017.

Tenez, je vous ai sorti un exemple révélateur : le hors-série de l’époque du Courrier
International
, l’hebdomadaire bien connu qui propose un panorama de la presse étrangère
en langue française. Il est intitulé « Europe, la fin ? » – point d’interrogation – et sa
couverture est ornée d’un dessin drastique du caricaturiste néerlandais Bertrams qui
suggère que l’Union est sur le point d’exploser.

Il est vrai que 2017, après le double-choc du Brexit et de l’élection de Donald Trump, c’était
un moment d’interrogation, voire même d’angoisse. Il y avait aussi les élections en France
et aux Pays-Bas, qu’on suivait avec fébrilité.


C’est cette inquiétude qui traverse la quasi-totalité des articles de ce hors-série. Il est
question notamment de la théorie des dominos qui voyait d’autres Etats-membres
nécessairement suivre l’exemple du Royaume-Uni, en pleine – je cite – « révolte contre des
technocrates ». On y parle aussi beaucoup des séquelles de la crise de l’automne 2015,
avec l’afflux massif de migrants vers l’Allemagne et d’autres pays d’Europe de l’Ouest.
Toute une section est consacrée à la mise en cause de l’Euro et de la Banque centrale
européenne, une autre aux relations extérieures plus que difficile de l’Europe.
Le thème dominant est celui d’une division toujours plus profonde de l’Union. Elle apparaît
comme inévitable, irréparable, et imminente.

Cinq ans plus tard, l’Union paraît pourtant bien plus stable, malgré les crises qui
s’enchaînent.

Cela se trouve que ce n’est pas « malgré », mais « à cause » des crises en pagaille. Faut-il
que je vous rappelle la fameuse conclusion de Jean Monnet, page 488 dans ses Mémoires,
tirée en rétrospective sur son action durant des décennies ? Allez, je vous la redonne :
« J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des
solutions qu’on apporterait à ces crises. »

Il semble qu’il ait vu juste. Je serais même tenté de formuler l’hypothèse selon laquelle les
divisions consubstantielles au sein de l’Union deviennent plus facilement surmontables en
fonction de la gravité de la crise qu’elle affronte.

Lors de la conférence annuelle de nos amis de l’UACES, je me suis même amusé à compter
les interventions qui, en passant en revue les crises récentes et les solutions apportées,
commençaient par « Jamais, je n’aurais imaginé… » ou en encore « Qui aurait cru que… »,
etc. Serait-il possible que nous ayons tendance à voir l’Europe plus fragile, moins résiliente,
qu’elle n’est en réalité ?

Sans doute. Il faut dire qu’en matière de crises, on est bien servi ces dernières années.

Et cela n’a pas l’air près de s’arrêter. Il n’y aura pas pénurie de matière pour des éditoriaux,
c’est certain.

Au point que certains, comme le collègue historien britannique Adam Tooze, ont théorisé
l’ère de la « polycrise », véritable matrice de crises qui se suivent, s’enchevêtrent, se
renforcent mutuellement. Un terme d’ailleurs déjà utilisé par Jean-Claude Juncker il y a
quelques années. D’autres voient même l’Union européenne arrivée à l’époque de la
« permacrise », période de crises successives et superposées sans répit ni relâche.

Ce sont des concepts un brin anxiogènes, mais avouons-le, plutôt bien trouvés. Ils
traduisent bien la grande incertitude dans laquelle les acteurs – du simple citoyen jusqu’à
la Commission européenne – se retrouvent. Incertitude liée à l’émergence – douloureuse
et lourde de menaces – d’un nouvel ordre mondial. Quelle sera la nature du prochain défi
à relever d’urgence ? Sanitaire ? Climatique ? Economique ? Energétique ? Politique ?
Militaire ?

Franchement, on est en droit d’avoir le vertige. Et on sent, de manière plus ou moins
diffuse, que la plupart des réponses doivent être trouvées au niveau européen,
supranational. Il me semble que la maxime de Jean Monnet a encore de beaux jours
devant elle.

En tout cas, on la gardera bien en mémoire !

Entretien Laurence Aubron