Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

Lanceuse d’alerte - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

Lanceuse d’alerte - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.

Votre sixième édito en temps de guerre. Aujourd’hui, vous souhaitez rendre hommage à une lanceuse d’alerte optimiste malgré tout. 

Pour être plus précis : une lanceuse d’alerte qui craignait voir revenir le fascisme, mais qui, quand on lui demandait si elle était une optimiste ou une pessimiste, se décrivait comme « une optimiste qui se fait beaucoup de soucis. » Pour ma part, je l’aurais tout aussi bien qualifiée de « pessimiste pleine d’espoir ».

Vous parlez de Madeleine Albright, première femme à occuper la fonction de ministre des Affaires étrangères des Etats-Unis d’Amérique, qui vient de nous quitter à l’âge de 84 ans.

Exactement. Pour sa biographie et sa remarquable carrière, je vous renvoie vers Wikipédia ou vers les hommages parus dans la presse ces derniers jours. 

Ce dont j’ai envie de parler aujourd’hui sur votre antenne, ce sont notamment ses dernières publications, véritables petits testaments politiques. 

Du côté « ‘lanceuse d’alerte », il y a d’abord l’ouvrage « Fascisme. L’alerte » publié en 2018, dans lequel elle dresse des parallèles entre le monde d’aujourd’hui et l’Europe des années 1920 et 1930

Quand elle rappelle par exemple que l’émergence du fascisme a été rendue possible par, je cite, « un nationalisme accru nourri par une angoisse diffuse renforcée par de nouvelles technologies et par un rejet de gouvernements qui apparaissaient à la fois corrompus et dépassés » (page 56 dans l’édition originale anglaise de son ouvrage), on se demande si elle ne parle pas du présent. 

Quand elle évoque, « l’érosion incrémentale », petit à petit, des acquis démocratiques et des libertés civiles – à la manière de Mussolini selon lequel il fallait « plumer le poulet une plume après l’autre » (page 118) – on pense évidemment à ce qu’on appelle la « régression démocratique », caractérisée notamment par les violations des normes démocratiques par certains leaders politiques contemporains, de Trump à Orban.

Et quand elle cite le philosophe Oswald Spengler, théoricien du « Déclin de l’Occident » qui prophétisait en 1918 que « l’ère de l’individualisme, du libéralisme et de la démocratie » allait « toucher à sa fin », que « les populations accepteront avec résignation la victoire des Césars, des hommes forts », et qu’elles « leur obéiront », on croirait entendre Michel Houellebecq, Eric Zemmour ou pourquoi pas Alexandre Dougine, le philosophe dont Poutine semble s’inspirer.

Tout cela ne sonne effectivement pas très optimiste. Mais vous disiez que Madeleine Albright était une pessimiste pleine d’espoir. 

C’est vrai. Son dernier article pour la prestigieuse revue Foreign Affairs, paru il y a un peu plus d’un an, en décembre 2021, était intitulé « Le renouveau démocratique à venir ». 

Elle y dessine un monde dans lequel les ennemis de la démocratie, certes nombreux, n’ont pas la dynamique de leur côté. Pour Madeleine Albright, là où les autoritaires sont en position de force, ils ne parviennent guère à se maintenir autrement que par l’oppression de l’opinion publique, incapables de satisfaire les attentes de leurs populations, même si ces dernières ont accepté l’absence de libertés démocratiques. 

« La démocratie n’est pas une cause perdue », écrit-elle, mais « en fait, elle est sur le point de faire son grand retour. » 

Pour preuve, elle prend le fait qu’autant la Chine que la Russie ne semblent pas en mesure de proposer une alternative véritablement attrayante à la démocratie libérale. Au contraire : malgré la crise de la démocratie incarnée par Trump ou le Brexit, leur image s’est encore détériorée dans de nombreux pays durant ces dernières années (voir par exemple ici, dans une enquête conduite avant la pandémie, ou ici). Ce sont des puissances qui ont beau être intimidantes, leur modèle n’a guère d’attractivité pour autant (voir ici par exemple). 

Dans sa conclusion, le pessimisme n’a pas de place, bien au contraire. Je la cite encore : « Après trop d’années à se plaindre de leur déclin, les forces démocratiques doivent reprendre l’initiative. La démocratie est fragile, mais elle est aussi résiliente. Même en lambeaux, son drapeau est prêt à être hissé à nouveau. »

Des mots peut-presque être un peu trop pathétiques, mais des mots encourageants sortis de la plume d’une femme qui était bien placée pour témoigner des soubresauts du monde. Par les temps qui courent, je prends.

Toutes les éditos d'Albrecht Sonntag sont à retrouver juste ici