Comme tous les jeudis en fin d’après-midi, nous retrouvons l’édito d’Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management. Bonjour !
Aujourd’hui, vous m’invitez à prendre un café. C’est sympa, même à distance !
En fait, on sera à trois, car j’ai aussi invité, à notre café virtuel, le grand intellectuel européen George Steiner, qui s’est éteint lundi dernier à l’âge de 90 ans, à Cambridge.
Professeur de littérature comparée, critique prolifique, théoricien de la traduction, philosophe d’une érudition rare, parfois presque agaçante, George Steiner était né dans une famille juive viennoise de l’entre-deux-guerres, exilée à Paris, avec tout cet héritage de pessimisme caustique si caractéristique de l’Europe centrale habsbourgeoise que cela implique.
Dans une conférence publique de 2004, publiée en français un an plus tard chez Actes Sud sous le titre Une certaine idée de l’Europe, il a identifié le café, ce « lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète ou métaphysicien armé de son carnet », comme une composante emblématique de la culture européenne, un « jalon de la notion d’Europe » même.
Du coup, je me suis dit que le café, mieux : le Kaffeehaus à la viennoise, serait aussi l’endroit idéal pour lui rendre hommage, ne serait-ce qu’en imagination.
Relance :
Eh bien, je serai ravi de faire sa connaissance autour d’une petite tasse de café viennois, sans sucre, s’il-vous-plaît. Racontez-moi un peu ce qui a donné à cet homme de lettres une dimension véritablement européenne !
Sa propre biographie d’abord, avec une enfance à la fois marquée par le besoin de fuir l’antisémitisme – d’abord à Paris, ensuite, à partir de 1940, aux Etats-Unis – et un multilinguisme en profondeur, qui a fait de lui un passeur infatigable entre les cultures nationales, grand défenseur de la traduction et de la critique littéraire qui donnent accès à d’autres mondes de pensée.
Puis, revers de la même médaille, un eurocentrisme très caractéristique pour son époque, qu’il est possible de qualifier aujourd’hui de dépasser.
Enfin, le choix conscient d’un retour en Europe lorsqu’après de brillantes études, les universités américaines lui tendaient le bras au début des années 1950. Mais cela aurait signifié, disait-il, que « Hitler aurait gagné ». Et l’Europe, c’était bien la source de cette culture immense qui le baignait et dont il avait une connaissance encyclopédique, même si celle-ci s’était avérée incapable de servir de rempart contre la barbarie.
A lire les nombreuses interviews qu’il a accordées ces quinze dernières années, il ne me semble pas exagéré d’affirmer qu’il a vécu ce paradoxe comme un traumatisme, comme une insulte à l’intellect, comme une énigme désespérante. Traumatisme qu’il combattait, me semble-t-il, avec un humour parfois facétieux, parfois grinçant.
Relance :
Je devine qu’il est impossible de rendre justice à cette vie dans un bref éditorial, le temps d’un petit café. Dites-moi en quelques mots ce que vous retenez de cet intellectuel que je devine un peu hors norme.
Je choisis trois attitudes qui résument bien le bonhomme :
La première : le respect devant la « mosaïque prodigue » de la « diversité linguistique, culturelle et sociale » en Europe. « Il n’y a pas de langues mineures », se plaisait-il à rappeler, comme un axiome non-négociable. Je cite :
« Chaque langue contient, articule et transmet non seulement une charge unique de mémoire vécue, mais encore une énergie élaboratrice de ses temps futurs, une potentialité pour demain. » [Une certaine idée de l’Europe, p. 53]
Pour lui, apprendre une autre langue, c’était un privilège. Celui de faire sien les ressources d’une façon de penser sans que cela soit imposé par le hasard du lieu de naissance.
Deuxième attitude : l’humilité. Bien sûr qu’il était flatté par les honneurs académiques – la liste de ses prix et récompenses universitaires est aussi intimidante que pouvait être sa prose, difficile d’accès et parfois un brin prétentieuse.
Mais en même temps, ce savant au sens le plus noble du terme reconnaissait, non sans regret, voire mélancolie, ses limites. Malgré quelques excursions dans la fiction plutôt bien accueillies, il se considérait comme un piètre créateur. Pour lui, les grandes œuvres étaient comme des lettres, envoyées au monde entier, mais dont il était simplement le facteur.
Et enfin, troisième attitude : une curiosité infatigable. Ma citation préférée :
« Il y a deux types d’êtres humains. Ceux qui se trouvent eux-mêmes intéressants. Les pauvres ! Et les autres, qui trouvent dehors quelque chose de plus intéressant. On peut se spécialiser sur les pots de chambre de la dynastie Ming, et on sera heureux. On apprend, on y travaille, on collectionne. Cela peut être tout, de l’art, ou du sport. L’essentiel est de se sentir tout petit par rapport au monde extérieur. »
[Interview dans Die Zeit, avril 2014]
Conclusion :
Ah, elle me plaît, celle-ci ! Valable non seulement pour l’universitaire, mais pour tous, y compris les journalistes !
Merci pour cette invitation ; vous m’avez ajouté des liens vers plusieurs articles que les auditeurs pourront retrouver sur la page du podcast de l’édito.
Pour aller plus loin :
Hommage dans Le Monde (2020)
https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2020/02/03/mort-du-philosophe-et-critique-george-steiner_6028292_3382.html
Hommage dans Libération (2020)
https://next.liberation.fr/livres/2020/02/04/george-steiner-mort-d-un-maitre-lecteur_1777175
Podcast sur France Culture, en cinq épisodes (2012) https://www.franceculture.fr/emissions/hors-champs/george-steiner-recit-dune-vie
Interview dans Télérama (2011)
https://www.telerama.fr/idees/george-steiner-l-europe-est-en-train-de-sacrifier-ses-jeunes,75871.php