Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Dix-septième édito en temps de guerre, quatre mois après le début de l’invasion russe. Une actualité qui, cette semaine, est dominée par la question de la candidature de l’Ukraine à l’adhésion à l’Union européenne.
C’est effectivement LA GRANDE QUESTION de la semaine. Une idée qui était loin d’être à l’ordre du jour il y a quelques mois seulement, s’impose aujourd’hui comme « un impératif géopolitique et moral », pour reprendre le titre d’une tribune du European Policy Centre qui reflète la teneur de beaucoup d’autres, à travers le continent.
« Impératif », c’est sans doute le mot juste, si l’on en croit le Petit Robert, qui le définit comme une « prescription d’ordre moral », une prescription qui, selon le Larousse « s'impose avec nécessité, avec urgence ».
Les impératifs, cela ne se contourne pas. Ils exigent qu’on obéisse. Peu importe les conséquences, et « quoi qu’il en coûte », comme on dit désormais.
Et les conséquences, on a bien compris, seront nombreuses et lourdes.
Bien entendu. En fait, c’est un saut dans l’inconnu, qui ne nécessitera pas seulement quelques ajustements, mais qui – je pèse mes mots – bouleversera de manière radicale le fonctionnement de l’Union européenne. L’Ukraine, ce sera un catalyseur du changement, pour le meilleur ou pour le pire.
Vous faites allusion à l’avènement, inévitable selon certains, d’une « Europe à plusieurs vitesses » ?
Oui, entre autres. On peut appeler cette vision « Europe à plusieurs vitesses », « Europe à la carte », « Europe à géométrie variable », « Europe à cercles concentriques », ou encore, si on veut utiliser un langage savant, parler d’« intégration différenciée ». Bernard Guetta la défend régulièrement avec fougue sur votre antenne, pas plus tard que cette semaine, dans une vision géopolitique de long terme. Il n’a pas tort, et il n’est pas le seul.
Et le Président Macron n’a pas proposé autre chose quand il appelait de ses vœux, il y a quelques semaines seulement, un genre de statut intermédiaire d’adhésion à une communauté politique plus large que l’Union elle-même.
C’est ça, les impératifs : ils imposent souvent des dilemmes insolubles, auxquels on cherche, souvent frénétiquement et dans la précipitation, des solutions susceptibles d’amortir les conséquences dramatiques qui en résultent.
Pourquoi ces conséquences seraient-elles forcément « dramatiques » ?
L’adhésion d’un nouvel Etat-membre avec la population de la Californie, mais avec le produit intérieur brut de l’Angola ou du Guatemala, aura des effets institutionnels et budgétaires massifs.
Institutionnels, car il y aurait des effets immédiats notamment sur le parlement européen et les Conseil qui verraient leurs équilibres et leur fonctionnement respectifs vraiment chamboulés.
Mais surtout budgétaires. Ni la politique agricole commune, ni le fonds de cohésion de la politique régionale ne survivront à ce choc. L’Union sera soit obligée de les enterrer et de se contenter d’un marché unique dépourvu de mesures redistributives, soit amenée à demander à ses Etats-membres une augmentation massive de leur contributions. Je vous laisse imaginer l’effet que cela provoquera à travers le continent.
Peut-être est-ce simplement le prix à payer, justement en raison d’un « impératif supérieur » ?
Bien sûr, on peut toujours espérer que « l’impératif géopolitique et moral » fera avaler des pilules financières bien amères. Mais l’histoire du grand élargissement de 2004 nous enseigne qu’il est plus probable qu’on assistera à une foire d’empoigne acerbe entre un petit nombre d’Etats objectivement riches mais en proie à une contestation sociale interne, et un grand nombre d’Etats qui se croyaient nettement moins riches, mais qui, par simple effet statistique, vont perdre beaucoup d’argent du simple fait de l’arrivée d’un nouveau membre vraiment pauvre.
La question est en fait moins si l’Ukraine est prête à pouvoir prétendre rejoindre l’Union. La vraie question est de savoir si l’Europe a la capacité d’absorption d’un tel pays.
D’une manière ou d’une autre, je le répète, l’Ukraine sera un catalyseur du changement. Il est aussi possible que l’Union trouve des solutions acceptables par tous. C’est ce qu’elle fait de mieux depuis des décennies, et généralement toujours au moment où on ne l’attend plus. Le pessimisme n’est pas de mise. Mais mieux vaut s’attendre à des changements. Cela risque de secouer, jusqu’au fondements.
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