Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Quatrième édito en temps de guerre. Contrairement à votre dernière table ronde en ligne, il est enregistré avant diffusion et, par conséquent, ne sera pas interrompu par des militants pro-russes !
Ouf ! Cela me changera agréablement de lundi dernier.
Sur invitation de notre ami Michel Catala, de l’Université de Nantes, nous étions six chercheurs internationaux réunis pour faire converger nos perspectives pluridisciplinaires sur la guerre en Ukraine. Mais en plein milieu de l’exposé (brillant, soit dit en passant) de Magdalena Dembinska, professeure à l’Université de Montréal, un groupe d’infiltrés pro-russes a fait une irruption bruyante et très perturbatrice qui nous a obligés de mettre fin au streaming. Ils nous ont aussi laissé quelques messages peu amènes dans le chat qu’il vaut mieux ne pas répéter à l’antenne.
Après avoir repris quelques minutes plus tard, même scénario. J’avoue que j’ai été étonné. Après tout, on n’était pas partis pour faire de la propagande anti-russe et avec tout le respect que je nous dois à nous-mêmes, on n’est sûrement pas assez importants pour valoir un tel effort d’identification, puis de répression de notre parole d’universitaire.
Enfin bref, nous avons décidé de poursuivre simplement l’enregistrement sans public et de le mettre en ligne par la suite. Pour nous tous, ce fut une expérience nouvelle.
On apprend tous les jours dans cette guerre, et comme vous l’avez dit il y a deux semaines, nous sommes tous amenés à réviser nos certitudes.
Et faire amende honorable. Notamment envers nos voisins de l’Europe centrale et orientale. Qui sont nombreux à nous rappeler, à juste titre, qu’ils nous l’avaient bien dit, à nous autres Occidentaux, si sûrs d’avoir compris le cours de l’Histoire et toujours prêts à expliquer, non sans un soupir de condescendance, à nos cousins de l’est, que leur éternel sentiment d’insécurité relevait de la paranoïa, et faisait un peu vingtième siècle.
Eh bien, force est de constater qu’ils n’avaient pas tort dans leurs craintes existentielles. Et on comprend beaucoup mieux maintenant leur empressement de rejoindre l’OTAN et l’Union européenne dès que possible.
Autour de notre table virtuelle, il y avait des experts en politique européenne, des historiens de l’espace post-soviétique, une juriste, Sarah Cassella de l’Université du Mans, et un sociologue, moi-même – et chacun a été obligé de reconnaître qu’il ou elle avait été cueillie à froid par cette guerre. Choqué, et totalement surpris là, où « surprise, il n’y aurait pas dû en avoir », comme l’a formulé l’une d’entre nous.
À suivre les événements au jour le jour, on a l’impression que cette guerre nous fait au moins faire un pas important envers une meilleure compréhension entre Est et Ouest.
Rien de telle que la peur d’un ennemi commun pour se rapprocher ! Lundi soir, Denis Duez, professeur à l’Université Saint-Louis de Bruxelles, nous a rappelé la fameuse phrase avec laquelle son compatriote Paul-Henri Spaak, l’un des pères fondateurs de la Communauté européenne, s’est adressé à la délégation soviétique aux Nations Unies en 1948 : « Messieurs, nous avons peur de vous. »
Et son collègue roumain Sergiu Mişcoiu, en poste à l’Université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca, nous a gentiment fait comprendre qu’on aurait bien fait d’avoir peur avec les Roumains et de les prendre davantage au sérieux dans leur réticence envers une politique d’apaisement qui a fini par devenir un piège de dépendance.
Bref : une belle petite leçon d’humilité pour l’Europe de l’Ouest.
Espérons que nous ne l’oublierons pas de si vite, aussitôt la guerre terminée.
En tout cas, cette guerre crée un nouveau précédent dans les relations Est-Ouest au sein du continent. Quelle que soit son issue, elle restera un point de repère.
Possible que l’unité européenne, remarquable en ce moment, finira par se craqueler sur la durée, sous la pression des calendriers électoraux, des différences de cultures politiques nationales, et de l’afflux de réfugiés qu’il va être difficile à gérer sans voir réapparaître des tensions. Mais cette unité-là, aussi, crée un précédent, auquel on pourra se référer à l’avenir. Si on peut être unis et solidaires dans la résistance, il n’y a pas de raison qu’on ne le soit pas dans la construction.
Source photo : NATO North Atlantic Treaty Organization
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