L’année dernière, vous nous avez fait part de vos bonnes résolutions en tant que citoyen. J’ai regardé les archives : vous vouliez vous interdire de prendre l’avion pour tout voyage privé, et vous étiez décidé d’ignorer les chaînes TV d’information en continu et de boycotter Amazon. Alors : avez-vous respecté vos promesses ?
Oui, j’ai réussi. Ce n’était même pas difficile. L’hystérie artificielle des polémiques sur BFMTV et consorts ne m’a pas manqué du tout, et j’ai même sans aucun problème étendu mon petit boycott personnel d’Amazon à Uber et Airbnb. Seul bémol du bilan : même en se passant de l’avion à titre privé, j’ai toujours fait trop de voyages pour des rendez-vous professionnels, notamment pour les projets ERASMUS+ dans lesquels je suis impliqué. Si on m’avait dit il y a trente ans que j’aurais un jour mauvaise conscience de participer à des rencontres européennes, cela m’aurait paru farfelu. Or, aujourd’hui, c’est l’une de mes principales « dissonances cognitives » récurrentes.
L’une de vos quoi ?
L’une de mes « dissonances cognitives ». Vous savez, c’est le concept issu de la psychologie sociale qui décrit le malaise dans votre conscience qui se produit quand deux de vos principales attitudes ou valeurs entrent en contradiction ou quand votre comportement n’est pas en cohérence avec vos idées ou vos convictions.
Une dissonance cognitive, c’est un état de tension assez pénible qui peut être provoqué par des actes banals du quotidien. Tenez : le foie gras du réveillon de Noël. C’est drôlement bon, c’est un rituel culturel, mais c’est aussi le résultat d’une pratique cruelle. Pas évident de résoudre cette incohérence. C’est pourtant ce que nous sommes obligés de faire pour alléger le stress de notre cerveau.
Il y a trois stratégies pour diminuer une dissonance cognitive :
- Soit on change effectivement de comportement –
donc : « j’arrête le foie gras définitivement » ; - Soit on trivialise, en faisant de la pseudo-rationalisation –
du genre : « allez, c’est une fois par an et en plus c’est du bio ! » ; - Soit on ajoute un nouvel élément –
« je vais faire un don au WWF ou à la Ligue pour la protection des Oiseaux ».
Et quelles sont donc vos dissonances cognitives en ce début de l’année ? Et comment vous allez les résoudre ?
Oh, plus l’époque est compliquée, plus elles sont nombreuses !
Je vous ai parlé de cette obligation, pour la bonne cause qu’est le programme ERASMUS+, de prendre si souvent l’avion pour des séjours assez courts, le temps d’une conférence. Cela me crispe, et je n’ai pas de solution immédiate. Du coup, je repousse d’une année la décision d’arrêter ce type de projet.
Mais je pourrais aussi mentionner Twitter, où j’ai toujours un compte actif. Tout ce que j’ai appris sur Twitter ces dernières années, tout ce que je sais de son impact négatif sur la démocratie, l’usage qui en est fait par des populistes du genre de Donald Trump – en cohérence avec mes idées, je devrais fermer mon compte. Or, j’y reste. Et je rationalise en me disant : « mon réseau m’y renvoie vers des documents franchement intéressants ; et je vais tout faire pour éviter de tomber sur la haine et la bêtise crasses qui y pullulent ».
Et sur le plan politique, les dissonances cognitives fleurissent à tout va.
Pour ou contre le CETA, l’accord de libre-échange avec la Canada ? Le citoyen sensible à l’environnement se doit de le rejeter. Mais le citoyen attaché au multilatéralisme basé sur le droit plutôt que la loi de la jungle qui se dessine pour la décennie à venir est quasi-obligé d’y être favorable.
Etc., etc. A lire par exemple l’enquête du New York Times sur la Politique Agricole Commune européenne, comment ne pas être pris dans une dissonance cognitive, un conflit entre des valeurs de solidarité et une éthique de justice, sans même parler de la protection de l’environnement ? Quelle position adopter ? Compliquée, la vie du citoyen !
Je crois qu’on a compris. J’ai bien peur que l’année 2020 vous mette à rude épreuve !
Bien volontiers. Il n’y a que les opportunistes et les cyniques qui ne sont pas sujets aux dissonances cognitives. S’engager dans le débat démocratique, c’est s’y exposer. Elles nous accompagneront donc tout au long de l’année.