Vous nous faites une jolie « allitération » presque poétique aujourd’hui, puisque le titre de votre chronique est « La volatilité des votants et leurs valeurs ».
Cela me fait plaisir que vous en preniez note ! C’est un sujet pourtant moins poétique quand on l’analyse de plus près, car très déroutant pour la démocratie représentative. Et entre les élections espagnoles de dimanche dernier et les élections britanniques à venir dans quelques semaines seulement, c’est un moment opportun pour s’y attarder un instant.
Vous nous avez déjà à plusieurs reprises parlé de la fragmentation continue de l’échiquier politique, phénomène qu’on observe dans beaucoup de démocraties de notre continent.
Oui, la fragmentation est à l’œuvre dans toutes les démocraties qui depuis longtemps se nourrissaient d’une opposition binaire entre un bloc conservateur – de droite, si vous préférez – et un bloc progressiste – de gauche, ou social-démocrate.
Ce temps est révolu. La fragmentation n’est pas partout aussi prononcée qu’aux Pays-Bas par exemple, où mon collègue et ami Matthijs van Wolferen parle de l’avènement de « la politique des micro-identités », et où les 150 sièges du parlement sont répartis entre quatorze partis différents.
Mais elle progresse presque partout, même là où le scrutin majoritaire, comme en France ou au Royaume-Uni, donne un sacré bonus aux partis traditionnels.
Une offre plus large d’options électorales est aussi l’un des facteurs qui contribue à une plus grande volatilité de la part de votants.
On ne vote plus selon son appartenance à un groupe social déterminé – la classe sociale, la profession, sa famille etc. – mais selon d’autres critères.
Et comment peut-on expliquer cette volatilité accrue ? Quels sont les critères qui façonnent les préférences électorales ?
Au-delà de l’affaiblissement des clivages traditionnels, la science politique considère que l’électeur d’aujourd’hui est plus critique, plus exigeant, plus politisé.
Mais quand on parle de comportement, on est souvent bien avisé de chercher aussi du côté de la psychologie sociale. Par exemple, la recherche sur les valeurs personnelles des individus contemporains peut donner des clés de lecture extrêmement intéressantes.
Pour ma part, je trouve particulièrement éclairant le système des valeurs personnelles développé et affiné par le psychologue israélien Shalom Schwartz tout au long des années 1990 et 2000.
A l’aide d’un questionnaire de plus en plus sophistiqué et d’enquêtes multipliées à travers le monde entier, Shalom Schwartz et ses collègues ont abouti à un ensemble restreint de valeurs fondamentales qui servent de boussole aux humains. Ces valeurs s’organisent autour de quatre grandes dimensions :
- Il y a les valeurs de « continuité » ou « conservation », parmi lesquelles on trouve la tradition et la conformité, la sécurité ou l’obéissance ;
- ensuite, « l’ouverture au changement », qui regroupe l’autonomie et la liberté, la créativité et la stimulation ;
- puis, « l’affirmation de soi » ou « croissance personnelle », marquée par l’ambition, la réussite, et la prospérité ;
- enfin, « le dépassement de soi », fondé sur des valeurs de justice sociale, de solidarité, et d’universalisme.
C’est remarquable à quel point ces quatre axes principaux reflètent les blocs idéologiques majeurs de l’échiquier politique, et tout aussi remarquable à quel point leur subdivisions selon les différentes valeurs semblent structurer la fragmentation de l’offre politique à laquelle nous assistons actuellement.
Cette fragmentation en fonction des valeurs personnelles est-elle irréversible ?
Je le crains. Elle est parfaitement en phase avec le processus d’individualisation engagé de longue date. Et elle annonce une offre politique toujours plus éclatée et des regroupements stratégiques toujours plus instables. Ce qui facilitera encore la volatilité en fonction de l’adéquation entre valeurs personnelles et offre politique du moment.
Et comme les valeurs personnelles ont une très forte connotation émotionnelle, la tendance lourde qui résulte de ce processus est la mort lente de l’art du compromis. Tant les exigences des électeurs que les postures des partis deviendront plus intransigeantes. Dans un tel contexte, former des gouvernements légitimes, opérationnels et stables relèvera de l’exception.