Comme tous les jeudis en fin d’après-midi, nous retrouvons l’édito d’Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management. Bonjour !
Aujourd’hui, retour sur une semaine plus que mouvementée en Allemagne. Et on ne parle pas de la tempête Ciara, curieusement appelée Sabine outre-Rhin.
Non, on ne va pas parler de Ciara ou Sabine, et je laisse l’explication de changement de nom subite à vos confrères belges de la RTBF, experts en plurilinguisme. Vous trouverez un lien à ce sujet dans le texte.
On va plutôt se pencher sur un autre changement de nom, celui du dirigeant du CDU, l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne, pilier de la vie démocratique de la République fédérale, et patrie spirituelle de Konrad Adenauer, de Helmut Kohl, et d’Angela Merkel.
Et on va procéder en deux étapes : d’abord, je me permets, avec votre autorisation, de me taper moi-même sur l’épaule, car il y a 13 mois déjà, quand tous les médias français s’acharnaient sur le nom d’Annegret Kramp-Karrenbauer, adoubée par Angela Merkel à la tête du CDU, je vous mettais en garde, devant ce même microphone, contre les certitudes hâtives.
Relance :
C’est vrai, je me souviens. Vous étiez d’ailleurs le seul à signaler que le successeur d’Angela Merkel, en 2021, allait certes être le chef du plus grand parti, mais qu’il était loin d’être acquis que ce soit le CDU. Et vous m’avez même fait apprendre par cœur le nom de l’actuel co-président des Verts !
On aura l’occasion de le rappeler. Mais concentrons-nous aujourd’hui sur la crise ouverte au sein du CDU, pour laquelle je suis quasi-obligé d’appliquer trois clichés que j’évite soigneusement en temps normal : celui du « séisme », celui du « moment historique », et celui de « la croisée des chemins ».
Relance :
On vous en excusera si vous nous fournissez une bonne explication.
D’accord. On y va. Au moment où Madame Kramp-Karrenbauer a pris sa fonction, en novembre 2018, j’avais attiré votre attention, et celle des auditeurs, au fait que la nouvelle cheffe aurait beaucoup de mal à colmater « les fissures idéologiques » au sein de son parti. La semaine dernière, ces fissures, devenues de vrais canyons profonds, lui sont éclaté en pleine figure.
C’est l’élection du président de la région de Thuringe, un Land pas plus grand que les Pays-de-la-Loire, qui a déclenché un séisme – premier cliché ! – dont on n’a pas fini de sentir les secousses. Je n’ai pas souvenir, et je pèse mes mots, d’avoir vu quelque chose de similaire durant les quatre décennies que je suis en âge de vote.
La manière dont l’extrême-droite, la désormais fameuse « AfD », forte de ses 23% des votes obtenus aux élections régionales d’octobre dernier, a manipulé à la fois les Chrétiens-Démocrates et les Libéraux pour éviter une reconduction du ministre-président de gauche, n’est pas qu’une petite manœuvre politicienne mesquine comme il y en a, hélas, dans tous les parlements du monde.
Ce qui en fait, deuxième cliché, un « moment historique » – et là encore, je pèse mes mots – c’est qu’elle établit un précédent dans l’histoire de la République fédérale. Voir la droite modérée, auto-proclamée « Centre de la société » (« Die Mitte ») démontrer concrètement leur proximité idéologique avec un groupe d’extrême-droite particulièrement dégoûtant en pactisant sur un tel vote, c’est un genre de pêché originel qui rappelle de très sombres souvenirs enfouis dans la mémoire collective.
Après avoir suivi, un peu fiévreusement, tout au long de la semaine, les réactions sincèrement effarées à travers l’échiquier politique, dans les médias, mais aussi dans les forums internet ou les réseaux sociaux, j’ai l’impression que le choix de mes deux clichés se justifie.
Relance :
Accepté pour les deux premiers. Qu’en est-il du troisième, la célèbre « croisée des chemins ». Qui s’y trouve au juste ?
Ce n’est pas l’extrême-droite qui est à la croisée des chemins, elle sait où elle veut aller, elle. Ce n’est pas non plus la société allemande dans son ensemble, même si elle est un peu bousculée en ce moment par ces secousses sismiques qui chamboulent son paysage politique d’ordinaire si calme et stable.
Non, c’est le CDU qui est à la croisée des chemins. Dans sa préparation du départ en retraite d’Angela Merkel, ce grand parti dont l’impact sur l’Europe de l’après-guerre a été immense, va devoir faire un choix.
Soit il se repositionne clairement au centre, comme l’a fait la chancelière, en s’interdisant toute proximité de valeurs, sans même parler de collaboration, avec un AfD qui glisse toujours plus vers l’extrémisme, quitte à perdre le soutien et les votes de certains.
Soit il cherche à se rapprocher de manière ponctuelle et opportuniste de l’AfD dans le but – illusoire – de regagner la confiance de ceux qui ont trouvé refuge dans cette extrême-droite qui est en train d’infiltrer non seulement les parlements de la République, mais pire : son vocabulaire.
Le temps presse, va falloir qu’ils se décident.
Relance :
On devine quelle serait votre préférence.
Je doute qu’on me demande conseil. Mais je note avec inquiétude que Madame Kramp-Karrenbauer, pour sa part, a compris qu’elle ne sera pas en mesure de rassembler les différents camps sur une ligne centriste, et a préféré jeter l’éponge.
La démocratie chrétienne d’Italie, les Républicains en France, la droite modérée de Pologne et d’Espagne, les Conservateurs britanniques – tous ont manqué de faire un choix clair, et tous se font mener par le bout du nez par des groupes qui n’ont plus rien de modéré et qui leur ont imposé leurs thèmes et leur lexique. Le CDU en tirera-t-il la bonne conclusion ? Si ce n’est pas une « croisée de chemins », quand est-ce qu’il y en aura une ?
Relance :
Effectivement, on risque d’en reparler. En attendant, on vous pardonne vos clichés. Ils avaient bien leur place dans cette analyse.