Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers. Il nous parle aujourd'hui des chaînes d'information en continu.
Albrecht, vous avez déclaré sur cette antenne, en début 2019, que vous cesseriez définitivement de regarder les chaînes d’information en continu. Avez-vous tenu parole ?
Oui, j’ai tenu bon, et franchement, ce n’était pas difficile. Les tares de ces chaînes télé sont tellement évidentes qu’il est aisé de rationaliser son abstinence.
Le ton nerveux, fébrile, tendu, qui est de mise, histoire de suggérer que des choses inquiétantes sont en train de se passer et qu’on ferait mieux de « rester avec nous », malgré la pub qui suit inexorablement.
Les images en boucle qui meublent le fond de l’écran et qui capte le regard, même quand le cerveau a compris que c’est toujours la même prise qui passe.
Les bandeaux incrustés en bas qui défilent, et qui dévient inévitablement l’attention de ce qui est dit et montré par ailleurs.
Sans parler des plateaux avec des invités – souvent les mêmes, toujours parisiens – dont le seul but est de susciter la polémique pour faire, comme on dit aujourd’hui, le « buzz » sur les réseaux sociaux, buzz que l’on pourra thématiser à son tour le lendemain, histoire de grappiller quelques points d’audience.
Ah, et les « éditions spéciales » consacrées à des événements jugés majeurs et qui s’étirent en longueur comme un chewing-gum, en faisant croire qu’il y aura de nouveaux éléments. J’en ai fait un sur BFMTV, il y a quelques années, quatre heures assez surréalistes. Les « éditions spéciales », « l’abandon du journalisme », comme l’a formulé mon jeune collègue Guillaume Grignard, chercheur à l’Université Libre de Bruxelles.
Je crois qu’on a compris que vous préférez la radio et la presse pour vous informer.
C’est sûr. Mais il serait tout aussi erroné de s’adonner à un genre de « BFM-bashing » bon marché et élitiste. Mieux vaut essayer de comprendre pourquoi quatre de ces chaînes ont pu s’imposer dans le paysage audio-visuel français depuis le milieu des années 1990, dans le sillon tracé par CNN qui a fêté ses 40 ans cette année.
Il est clair que leur business model repose sur le concept de la « contagion émotionnelle », phénomène décrit par Gustave Le Bon dès la fin du XIXème siècle dans sa Psychologie de foules, et toujours aussi efficace un siècle plus tard, même avec écrans interposés.
Mais si ce business model était seulement basé sur une approche cynique du « buzz émotionnel », il ne se serait pas maintenu. Il faut reconnaître qu’il répond aussi à de vrais besoins.
Il y a, d’un côté, un énorme besoin d’explication d’un monde devenu incompréhensible – besoin qui restera inassouvi, car rares, très rares, sont les voix et les cerveaux vraiment capables de mettre du sens sur les événements objectivement anxiogènes qui se succèdent dans l’actualité de cette décennie.
Et il y a, de l’autre côté, dans une société « atomisée », ou « en archipel » pour reprendre l’expression de Jérôme Fourquet, un besoin tout aussi pressant de vivre quelque chose ensemble, de faire nation dans l’émotion pendant un bref moment. Qu’il s’agisse de la Coupe du monde de foot, de Notre-Dame en flammes, ou d’un énième attentat terroriste, l’effet est le même.
Cette cohésion nationale qu’Emmanuel Macron invoque sans cesse – justement parce qu’il sait qu’elle s’effrite – c’est l’écran de télévision qui est encore le plus à même de la susciter (ou faut-il dire « ressusciter » ?)
Il y a vingt ans, le philosophe Peter Sloterdijk se demandait si les nations, je cite, « ne sont peut-être rien d'autre que les effets de mises en scène psychoacoustiques, à travers lesquelles peut seulement se rassembler ce qui écoute ensemble, ce qui regarde ensemble la télévision, ce qui s'informe et s'excite ensemble ».
Il a écrit cela avant le 11 septembre, avant le Bataclan, avant les réseaux sociaux, avant les crises économiques, migratoires ou sanitaires qui se télescopent.
Eh bien, c’était plutôt bien anticipé. Comme quoi, même les chaînes d’info en continu servent à quelque chose.
Oui, la cohésion qu’elles créent est imaginaire, voire illusoire, mais elle est quand même vécue.