Chaque semaine, Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management à Angers nous fait part de son bloc notes, et nous renseigne sur les grands sujets européens.
Après avoir évoqué, la semaine dernière, la dernière fois que vous avez pris l’avion, ou plutôt : le jour où vous avez pris l’avion pour la dernière fois, vous deviez nous parler d’une autre « dernière fois » aujourd’hui. Mais l’actualité vous a imposé un autre sujet. Vous êtes là, Albrecht ? Tout va bien ?
Je suis là, mais les mots me manquent, littéralement.
Pendant que j'écris des éditos qui évoquent la fragilité des valeurs que nous proclamons universelles et qu'une bonne partie du monde relativise comme seulement occidentales, voire carrément non-pertinentes, l'institution même qui se fait une fierté de les représenter les trahit allègrement pour des sacs remplis de liasses de billets de banque.
Pendant que la Coupe du monde au Qatar nous révèle à quel point l'Occident est perçu comme donneur de leçons hypocrite appliquant des double-standards, l’Europe institutionnelle elle-même fournit la preuve irréfutable de cette accusation.
Pendant que l'Ukraine défend une démocratie qui pour beaucoup de ses citoyens relève d'abord d'un combat contre une corruption endémique avant de devenir celui contre un occupant, des représentant·es élu·es du monde libre vendent leur opinion à un régime autocratique.
Et vous voudriez que je vous livre un petit édito de fin d'année, avec légèreté et humour ?
Non, vous avez raison : le scandale qui ébranle le Parlement européen depuis une semaine, il fait mal.
Et cela se trouve que nous ne sommes pas au bout de nos peines. Pouvons-nous être sûrs de ne pas voir surgir d'autres révélations dans les jours qui viennent ?
En attendant, c'est la honte. C'est trop tôt pour en apprécier toute l'ampleur, mais les conséquences en matière de crédibilité internationale, de confiance de la part des citoyens, et de légitimité institutionnelle seront graves et durables.
Il est vrai que la corruption de quelques individus suffit pour abîmer la réputation d'une institution tout entière.
Je sais, il ne faut pas jeter le beau bébé avec l'eau du blanchiment d'argent. Le Parlement européen est une belle institution, souvent audacieuse, parfois visionnaire.
Mais c'est aussi une institution très satisfaite d'elle-même qui visiblement n'a pas fait assez depuis des années pour se doter de procédures de transparence susceptibles de prévenir une telle corruption par des États.
Institution peuplée de représentant·es élu·es sans aucun doute honnêtes dans leur grande majorité, mais qui ont concédé trop timidement la mise en place de mécanismes limitant les risques d'abus, et parmi lesquels personne n'a sonné l'alerte lors des agissements et des interventions déconcertantes dans les débats dont ils se souviennent maintenant.
Institution, enfin, qui se veut l'incarnation d'un nouvel ordre supranational, mais qui a besoin de l'action déterminée d'un bon vieux juge courageux d'un parquet national pour mettre de l'ordre tout court.
Bien sûr, le Parlement européen n'est pas corrompu. Mais il est loin d’avoir fait assez pour être moins corruptible.
Tout cela est désolant.
Et que faites-vous des corrupteur·ices ? Tout semble indiquer le Qatar.
Il n'en sort pas grandi, mais il saura vivre avec les conséquences bien moins graves pour lui.
Ce qui m'interpelle davantage, c'est l'incohérence flagrante dont il fait preuve.
Pourquoi incohérence ?
D'un côté, on n'a que du mépris pour les donneur·euses de leçons européen·nes, ces impérialistes sur le déclin, à la fois arrogant·es et « has-been ».
Et de l'autre côté, on arrose généreusement des acteur·ices politiques européen·nes dans le but d’influer leurs discours favorablement.
On dirait presque que, finalement, l'opinion de ces européen·nes décadent·es compte quand même. Quelle ironie ! Si elle n'était pas aussi navrante, cette histoire, on en rigolerait presque.
Qu’attendez-vous du Parlement dans les semaines qui viennent ?
Je n’attends pas grand-chose de la part de sa présidence et de son secrétariat général. Mais je fais volontiers mien l’appel de Politico à une révolte des honnêtes gens. Que les député·es honnêtes (et écœurés comme nous) fassent pression d’en bas, quitte à sacrifier quelques privilèges. En tant que citoyen, je ne jugerai pas le Parlement sur la corruption d’une petite clique, mais je le jugerai sur sa réaction collective.
En attendant, espérons que 2022 vous permette de changer à nouveau de sujet. Je vous relancerai sur cette histoire des « dernières fois », cela m’avait intriguée la semaine dernière déjà.
Entretien réalisé par Laurence Aubron