Chaque semaine, Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management à Angers nous fait part de son bloc notes, et nous renseigne sur les grands sujets européens.
Connaissant vos travaux de recherche sur le football, je suis quasiment obligée de vous solliciter sur les controverses que n’arrête pas de susciter cette Coupe du monde au Qatar.
Oui, une Coupe du monde qu’Emmanuel Macron ne voudrait pas voir « politiser » et qui déborde pourtant partout de signification politique, de l’attribution jusqu’au coup de sifflet final, et qui aura sans doute encore des répercussions bien après.
David Goldblatt, brillant journaliste et auteur britannique que j’aime beaucoup pour son humanisme et son humour, a écrit cette semaine dans la London Review of Books que grâce aux audiences en hausse dans le monde arabe entier, en Chine, en Inde, et aux États-Unis, ce tournoi de football sera sans doute la chose la plus regardée par le plus grand nombre de personnes dans l’histoire de l’humanité.
Cela fait trente ans que je le dis et écris, je peux bien le répéter encore une fois sur votre antenne : un jeu qui touche un nombre incalculable d'humain·es au plus profond de leur·es émotions cesse de n'être qu'un jeu, et devient un phénomène social, culturel, anthropologique et, bien sûr, politique de tout premier plan.
En tout cas, je ne me souviens pas d'un évènement sportif aussi controversé que cette Coupe du monde !
Controversé, certes, mais surtout chez nous, en Europe occidentale. Ailleurs, beaucoup moins.
La Coupe du monde n'est qu'un indice supplémentaire de cette impression d'isolement croissant de l'Europe. Cette Europe qui continue à se persuader qu'elle représente et défend des valeurs universelles, mais qui tombe de plus en plus souvent sur un mur d'indifférence.
La guerre en Ukraine lui a rappelé à plusieurs reprises qu’elle peut certes compter sur quelques allié·es démocratiques en Amérique du Nord et en Asie-Pacifique, mais que le camp de ceux qui ne souhaitent pas s’aligner sur ses positions, quitte à se draper d’une fausse neutralité, est autrement plus grand que celui de ses soutiens actifs. Et pour le cas où on aurait tendance à oublier cet isolement relatif, mais incontestable, la COP27 et le G20 nous ont rafraîchi la mémoire.
Et la Coupe du monde rajoute une couche !
Exactement ! Nous n’avons de cesse de dénoncer les abus du droit de travail et l’exclusion des minorités, le non-sens écologique et l’absurdité qui consiste à instrumentaliser à des fins géopolitiques un jeu que l’on n’aime même pas tant que cela, mais nous parlons surtout à nous-mêmes ! L’histoire rocambolesque du brassard « One Love » qui a fait couler de l’encre ces derniers jours n’est qu’une preuve supplémentaire. L’indignation est européenne, partagée par les Américain·es et les Canadien·nes, mais certainement pas mondiale.
Coïncidence, mais signe des temps : regardez les lieux où le monde se réunit. La première conférence mondiale sur le climat s’est tenue à Genève en 1979, le premier sommet du G7 a eu lieu à Rambouillet en 1975 et la première réunion ministérielle du G20 à Berlin en 1999, et la FIFA a été créée à Paris en 1904. Cet automne, la COP a eu lieu en Afrique, le G20 en Asie, et maintenant la Coupe du monde au Moyen-Orient. Coïncidence certes, mais coïncidence révélatrice.
Mais vous ne pensez pas que c’est une bonne chose que toutes ces institutions se soient mondialisées ? Nous ne sommes plus à l’époque coloniale, après tout !
Bien entendu ! De toute évidence, c’est une bonne chose ! J’attire simplement votre attention au décalage entre l’auto-perception de l’Europe, qui aime bien s’attribuer un rôle de leadership normatif dans les relations internationales, et l’influence toute relative qui lui est accordée par les autres.
Vous savez, la situation actuelle me rappelle ce que disait de l’Europe l’écrivain Paul Valéry il y a un siècle déjà, dans ce qui était une interrogation prémonitoire à l’époque, et relève du constat aujourd’hui :
« L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique, ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire le cerveau d’un vaste corps ? »
On sait qu’on est petit, on sait qu’on ne pèse plus bien lourd, on sait que le centre de gravité du monde évolue à toute vitesse, mais on aimerait tellement rester le cerveau.
Vous revenez sur cet « Eurocentrisme » dont vous nous avez parlé début octobre déjà.
Oui, ça me travaille. Et vous savez quoi ? Tout n’est pas à jeter dans l’Eurocentrisme. En fait, j’assume bien volontiers le mien. Bien sûr, je regarde le monde par un prisme européen. Et oui, je crois que l’Europe, justement dans sa version institutionnelle, pourrait être une inspiration pour un multilatéralisme plus juste, plus équitable.
Et pour ce qui est de la critique européenne de cette Coupe du monde, elle n’aura pas été entièrement en vain. Il en restera quelque chose, et elle aura mis au centre de l’attention des valeurs sur lesquelles nous ne sommes plus disposées à transiger.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.