Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Ce qui vous préoccupe aujourd’hui, c’est la fameuse taxonomie des énergies durables publiée par la Commission européenne cette semaine. Le moins qu’on puisse dire est que cette taxonomie est controversée.
Eh oui, l’inclusion de l’énergie nucléaire et du gaz dans les technologies pouvant bénéficier d’un « label vert », ne serait-ce qu’à titre transitoire, pour attirer et justifier des investissements, est critiquée de toutes parts. Et il est vrai que cela met mal à l’aise. Tout le monde est bien conscient qu’il s’agit là de deux sources d’énergie hautement problématiques et certainement pas renouvelables. Leur qualification officielle de « durables », même assortie d’une liste de contraintes, ne peut que susciter, à juste titre, l’indignation de tous ceux qui se battent pour une vraie transition énergétique.
Mais au-delà des critiques qui pleuvent sur la Commission de la part des ONG et des activistes du climat, c’est une magnifique étude de cas pour le fonctionnement de la démocratie sur le plan européen.
Je ne suis pas sûr de vous comprendre : a priori, une proposition de la Commission, c’est plutôt un acte technocratique que réellement démocratique, non ?
Vous avez raison. La Commission, nous le savons bien, n’est pas une institution composée d’élues. Ce que ne manquent jamais de souligner toutes les voix europhobes du continent.
Et si les ONG et les écologistes se sont émues, à juste titre, du non-sens écologique de la promotion de ces énergies, d’autres, femmes et hommes politiques, ont aussi durement critiqués la manière de faire, qualifiée d’anti-démocratique par certains, comme le ministre luxembourgeois Claude Turmes.
Pourtant, le caractère problématique de la taxonomie est bel et bien dû à des considérations démocratiques. Ce sont bien les gouvernements démocratiquement élus de la France et de l’Allemagne, chacun soutenu par un petit groupe d’alliés et chacun prisonnier d’engagements politiques de très longue date auprès de leurs électorats et de leurs opinions publiques respectives, qui ont pesé de tout leur poids pour que soit inclus, pour l’un, le nucléaire, pour l’autre, le gaz. Tout en critiquant vigoureusement le choix de l’autre, soit dit en passant.
Et c’est aussi une procédure démocratique qui aura le dernier mot dans cette affaire.
La taxonomie est ce qu’on appelle un « acte délégué », instrument qui semble à première vue déposséder le législateur de son pouvoir, mais tant le Conseil que le Parlement, les deux grands législateurs sur le plan communautaires, auront encore la possibilité de retoquer le texte.
Si ce n’est guère probable dans le Conseil, où le clivage sur la question est tel qu’il ne se trouvera pas une majorité qualifiée susceptible de rejeter la taxonomie, rien n’empêche le Parlement de trouver une majorité simple pour dire « non ».
Pensez-vous que c’est probable ?
C’est tout sauf acquis. Car, voyez-vous, malgré les professions de foi en faveur de la marche vers la neutralité carbone, l’énergie reste non seulement un domaine politique strictement national, mais aussi un sujet ultra-sensible. Les gouvernements ont une peur bleue que la transition énergétique engagée aboutisse à un moment à de vraies coupures. Et nous, citoyens, ont tendance à être un peu hypocrites sur les bords : nous exigeons de nos gouvernements de faire plus d’efforts dans leur lutte contre le changement climatique, mais nous exigeons aussi de pouvoir à tout moment de pouvoir remplir nos congélateurs, augmenter le chauffage si besoin, et surtout, surtout, recharger nos téléphones. Bref : la continuité de la production énergétique est la priorité absolue pour tout le monde.
Nos représentants nous connaissent mieux que nous ne pensons. Je saluerais un rejet de la taxonomie au Parlement européen, mais les voix indignées qu’on entend cette semaine, seront-elles à même de rassembler une majorité autour d’eux ? J’en serais content, mais j’en doute.
N’est-ce pas une illustration de la crise de la démocratie représentative ? Une instance comme la Convention citoyenne n’accepterait sans doute pas ce texte !
En tout cas, nos sentiments mitigés sont caractéristiques de la démocratie tout court. Comme l’a très bien formulé le juriste allemand Christoph Möllers dans un petit ouvrage drôlement pertinent, la démocratie est une « vexation permanente ». Elle nous oblige souvent à comprendre qu’il n’y a actuellement pas de majorité pour une cause qui nous paraît évidente, qui nous tient à cœur, dont nous sommes profondément, éthiquement, convaincus.
Eh bien, être forcé de reconnaître qu’on fait partie d’une minorité, c’est une expérience franchement déplaisante. Et chaque compromis est une mini-insulte qu’il faut savoir avaler et digérer. Mine de rien, la démocratie, c’est un exercice en humilité.
Photo Jeanne Menjoulet
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