Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Aujourd’hui, comme nos amis de la chronique « Ideas on Europe », vous abordez les deux ans du Brexit.
C’est vrai, à nous deux, on fait presqu’une « édition spéciale ». Pour ma part, cependant, ce n’est pas un bilan provisoire qui m’intéresse, mais le récit des cinq années de négociations telles qu’il est fait, minutieusement, dans l’ouvrage publié par Michel Barnier, chef négociateur pour la Commission européenne entre octobre 2016 et mars 2021. L’ami Erwann Quinio avait d’ailleurs consacré une chronique à ce livre sur cette antenne au printemps dernier.
Je rappelle le titre de ce livre : « La grande illusion. Journal secret du Brexit », sorti chez Gallimard en mai 2021.
Et entre nous, c’est un titre plutôt discutable, pour le moins maladroit.
Ah, bon ? Pourquoi ce jugement sévère ?
Déjà, parce que ce journal – et c’en est un, chronologique, rédigé au présent, visiblement basé sur des notes prise au quotidien – n’a rien de « secret ». Tout lecteur qui a suivi de près le psychodrame euro-britannique entre 2016 et 2020, se rendra simplement compte que ces négociations ont été d’une transparence assez exemplaire, notamment grâce à la communication de Monsieur Barnier. À part quelques regards derrière les coulisses de son équipe, ses jugements personnels sur ses interlocuteurs, ou quelques anecdotes privées censées apporter un peu d’humanité dans un monde de brutes, mais dépourvues de valeur ajoutée, il n’y a pas de révélations au-delà de ce qu’on savait déjà.
Bref : l’adjectif « secret », il aurait dû le laisser aux magazines « people » du genre Gala ou Voici.
Ensuite, parce que l’expression de la « grande illusion » n’est pas seulement une référence au film de Jean Renoir et à un essai politique de Norman Angell datant de 1910, comme Michel Barnier le rappelle dans un petit avant-propos. C’est aussi le titre de plusieurs autres livres, notamment d’une réflexion très critique sur la viabilité du projet européen, publié par le grand historien anglais Tony Judt en 1996, que Monsieur Barnier semble ignorer, sans doute parce qu’elle n’a, à ma connaissance, pas été traduite en français .
Bref : c’est une référence pêle-mêle qui n’apporte pas de la clarté.
Et le contenu, alors ? Trouve-t-il grâce à vos yeux ?
Oui, je vous rassure. Comme une belle bouteille de vin qu’on garde longtemps parce qu’elle va se bonifier, ce livre sera un témoignage autrement plus précieux dans quelques années, quand l’actualité internationale aura chassé le Brexit de nos esprits. Je n’ai pas été particulièrement emballé par la lecture, mais je suis très content de le savoir dans ma bibliothèque.
Et s’il est vrai, comme n’ont pas hésité à relever certaines critiques britanniques, que Michel Barnier se réserve le beau rôle dans son récit méticuleux des hauts et des bas de cette négociation – toujours calme et poli, sans duplicité et sans rancune – on n’en retiendra pas moins que c’est incontestablement le camp britannique qui s’est ridiculisé à répétition quel que soit le personnel en charge du dossier. Souvent mal préparés, jamais précis sur l’objectif final poursuivi, et à plusieurs reprises, franchement insincères, « les Britanniques se parlent à eux-mêmes », écrit Barnier. Ils semblent en tout cas focalisés en permanence sur leur audience médiatique à la maison.
Est-ce qu’on entend, ne serait-ce qu’entre les lignes, le Michel Barnier qui a surpris tout le monde en automne dernier en jouant au souverainiste eurosceptique en vue des primaires des Républicains ?
Non, ce changement de cap rhétorique ne se dessine nullement, mais on l’a bien sûr en tête quand on lit l’ouvrage aujourd’hui et on s’interroge sur ses motivations. Fallait-il, pour plaire au noyau dur des militants des Républicains, vraiment mettre en cause la Cour de Justice européenne et commencer à réclamer un « cherry-picking » ou des « opt-out » qu’il condamne tout au long du livre quand ce sont les Britanniques qui le pratiquent ?
On l’ignore. Pour le coup, sur cette question-là, j’aimerais bien disposer d’un « journal secret ».
Hélas – vous risquez de l’attendre longtemps.
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