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L’AfD au Bundestag – comment maintenir le cordon sanitaire ?

© Jorge Royan - Wikimedia Commons L’AfD au Bundestag – comment maintenir le cordon sanitaire ?
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Dans leurs chroniques sur euradio, Jeanette Süß et Marie Krpata dressent un état des lieux des relations franco-allemandes et de la place de la France et de l’Allemagne au sein de l’UE et dans le monde. Elles proposent d’approfondir des sujets divers, de politique intérieure, pour mieux comprendre les dynamiques dans les deux pays, comme de politique étrangère pour mieux saisir les leviers et les freins des deux côtés du Rhin.

Lors des élections fédérales du 23 février, l’Alternative für Deutschland (AfD), parti d’extrême droite, a réalisé un excellent score, devenant la deuxième force politique derrière les chrétiens-démocrates, qui désigneront le prochain chancelier. Bien qu’ils ne détiennent pas de responsabilités gouvernementales, la présence de plus de 150 députés de l’extrême droite modifie considérablement l’atmosphère au Bundestag. Pour en discuter, je reçois Jeannette Süss, chercheuse au Comité d’études des relations franco-allemandes. Nous avions déjà abordé, début février, la question du maintien du « cordon sanitaire » dans un épisode précédent, juste avant les élections. Depuis, le Bundestag a été élu, et la situation a évolué.

Avec le poids grandissant de l’AfD au Bundestag, faut-il la considérer comme une opposition comme les autres, ou adopter une approche spécifique ?

L’entrée massive de l’AfD dans l’hémicycle allemand soulève une question épineuse : faut-il l’intégrer pleinement dans les mécanismes du travail parlementaire ou maintenir une distance institutionnelle marquée ? Pour certains, comme Jens Spahn (CDU), une normalisation tactique serait judicieuse pour éviter de nourrir la posture victimaire du parti. À l’inverse, des voix comme celle de la ministre de l’Intérieur Nancy Faeser (SPD) rappellent que l’AfD ne saurait être traitée comme une formation ordinaire, tant elle remet en cause les fondements démocratiques. Ce dilemme illustre une tension constante entre les principes du pluralisme parlementaire et la nécessité de défendre l’ordre constitutionnel face à une extrême droite de plus en plus influente.

Le cordon sanitaire décrété contre l’AfD reste-t-il crédible, alors que des alliances ponctuelles avec l’extrême droite émergent au Parlement européen, comme lors des majorités dites "Venezuela" ?

Le contrat de coalition allemand entre le CDU/CSU et le SPD stipule clairement qu’aucune coopération avec des forces d’extrême droite ne sera tolérée – à aucun niveau. Pourtant, au Parlement européen, ce principe semble de plus en plus théorique : des coalitions improvisées, appelées "majorités Venezuela", se forment régulièrement, impliquant la droite conservatrice (PPE) y compris le CDU et des groupes de l’extrême droite, dont les eurodéputés de l’AfD. Ces alliances, bien que non coordonnées, permettent l’adoption de résolutions sur des sujets sensibles comme celui des frontières extérieures.

Pour René Repasi, chef de la délégation du SPD à Bruxelles, même l’appui involontaire de l’extrême droite viole l’esprit du cordon sanitaire. Il appelle à une interprétation stricte du contrat de coalition, allant jusqu’à rejeter toute initiative susceptible de ne passer qu’avec les voix de l’extrême droite. En revanche, le CDU/CSU défend une lecture plus souple, acceptant des partenariats ponctuels avec des partis "pro européens et pro ukrainiens". Ce flou risque de raviver les tensions au sein de la coalition allemande.

Jeanette Süss, le cordon sanitaire établi contre l’AfD est-il encore respecté, ou assiste-t-on à un glissement progressif des lignes rouges ?

Le cordon sanitaire symbolise le refus catégorique de toute coopération avec l’AfD. Mais sur le terrain, cette ligne rouge se montre de plus en plus poreuse. Dans certaines assemblées locales, des majorités ont été formées avec l’appui tacite ou explicite de l’AfD. Bien que le niveau fédéral reste, pour l’instant, fidèle à l’exclusion de ce parti des responsabilités parlementaires, des débats de plus en plus vifs surgissent sur le maintien de cette ligne. Un effritement progressif de cette digue ne légitime l’AfD et n’érode la culture démocratique allemande. 

Comment les autres partis politiques répondent-ils aux demandes de traitement équitable de l’AfD au Bundestag ?


Les positions divergent fortement. D’un côté, des figures comme Sahra Wagenknecht (BSW) plaident pour une égalité de traitement, estimant que l’exclusion systématique de l’AfD viole les principes démocratiques de base. De l’autre, des partis comme les Verts ou Die Linke maintiennent une ligne dure, arguant que la normalisation de l’AfD reviendrait à légitimer un parti qui flirte régulièrement avec des positions antidémocratiques. La question de la "normalisation" devient ainsi une ligne de fracture majeure dans le paysage politique allemand.

Face à la progression de l’AfD, quelles options s’offrent aux partis traditionnels pour enrayer durablement sa montée ?


Face à la progression constante de l’AfD, les partis établis ne peuvent se contenter de l’indignation morale. Il leur faut regagner la confiance des électeurs en prenant au sérieux leurs préoccupations : pouvoir d’achat, logement, immigration, sécurité. Cela passe par une politique plus concrète, une meilleure communication, mais aussi par une pédagogie civique renforcée. En parallèle, il est crucial de tracer des lignes rouges claires : aucune concession aux discours de haine, aucune indulgence envers les attaques contre l’État de droit. Un tel équilibre – entre écoute active et fermeté républicaine – pourrait être la clé pour freiner durablement l’attrait de l’extrême droite.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron