"Plongée dans les océans", la chronique hebdomadaire qui vous transporte dans la faune et flore marine présentée par Sakina-Dorothée Ayata, maîtresse de conférences en écologie marine à Sorbonne Université.
Aujourd'hui, nous retrouvons Sakina-Dorothée Ayata pour sa chronique Plongée dans les Océans. De quoi allez-vous nous parler cette semaine ?
Et bien il se trouve qu’en me promenant sur la plage cette automne, peu de temps après une tempête, j’ai fait une étrange rencontre : il y avait, échoués sur la plage, d’étranges tas de filaments orange, un peu rosés, qui ressemblaient à des tas de spaghettis échoués au bord de l’eau. C’est donc de ces drôles de spaghettis que j’ai choisi de vous parler !
De quoi s’agit-il ?
Ce sont des pontes d’aplysie, une sorte de limace de mer. Si vous regardez en détail ces spaghettis emmêlés rose-orange, vous verrez qu’on y distingue de petits points plus clairs : ce sont des œufs, contenus dans un seul très très long spaghetti gélatineux. D’ailleurs l'aplysie peut pondre au rythme impressionnant de 41 000 œufs par minute ! Ainsi, une seule chaîne d'œufs en spaghetti peut contenir jusqu'à 83 millions d'œufs.
Et qu’est-ce que ces pontes font là ?
Ces pontes sont généralement accrochées sur les algues ou les herbiers situés sous l’eau. Mais lors des tempêtes, elles peuvent être arrachées par les flots. On les retrouve alors échouées sur le sable. Les pontes d’aplysie sont vraiment caractéristiques, vous ne les raterez pas si vous les croisez à l’avenir !
Et pouvez-vous nous en dire plus sur l’animal responsable de ces drôles de pontes en forme de spaghettis ?
L’aplysie, que l’on appelle aussi Lièvre de mer, fait partie de la grande famille des limaces de mer et sont les lointaines cousines de nos escargots : ce sont des gastéropodes. Mais, chez l’aplysie, la coquille est toute petite et se trouve à l’intérieur de l’animal. Ces animaux au corps mou et allongé font généralement entre une dizaine et une trentaine de centimètres de long. Ils sont de couleurs plutôt foncées. Sur nos côtes, on trouve principalement la grande aplysie brune (Aplysia fasciata, en latin), l’aplysie mouchetée (Aplysia punctata), et dans une moindre mesure l’aplysie visqueuse (Aplysia depilans). Au total, 37 espèces d’aplysies ont été décrites dans le monde. Les plus grosses peuvent mesurer 60 à 70 cm en Australie (A. gigantea) et même peser jusqu’à plus de 15 kg en Californie (A. vicarial), soit la taille d’un petit chien !
Pourquoi les appelle-t-on aussi des lièvres de mer ?
Et bien parce que les aplysies sont herbivores et qu’elles possèdent sur leurs têtes deux grandes excroissances qui ont la forme d’oreilles de lièvre. Ces « oreilles » sont en réalité des organes sensoriels, appelés rhinophores, qui sont caractéristiques des limaces de mer. Les aplysies sont également appelées « pisse-vinaigre » car les elles peuvent relarguer une encre violette, faisant penser à du vinaigre, en cas de danger. On a longtemps pensé que cette encre était toxique pour les humains, mais ce n’est pas le cas. Au pire, elle peut tâcher la peau ou les vêtements.
Elles rampent au fond de la mer comme des limaces ?
Oui. Les aplysies se déplacent surtout en rampant sur le fond. Mais elles peuvent aussi nager en pleine eau en déployant les bords de leur corps, formées par des expansions latérales du manteau, et qu’elles agitent comme des ailes, un peu comme une raie manta, ce qui rend leur nage très majestueuse.
Sakina, vous nous avez dit qu’on retrouvait parfois leurs pontes échouées sur la plage. Mais comment se reproduisent-elles ?
Les aplysies sont hermaphrodites. Pendant l’accouplement, elles utilisent successivement, ou en même temps, leurs organes mâles et femelles. Les accouplements d’aplysie rassemblent parfois un grand nombre d’individus en même temps, attirés par les molécules chimiques libérées par leurs congénères.
Sakina, je crois que les neurobiologistes s’intéressent de très près aux cellules nerveuses de l’aplysie.
En effet, l’aplysie est un animal modèle en neurosciences ! On étudie en particulier leurs neurones pour mieux comprendre les mécanismes d’apprentissage et de mémoire. C’est d’ailleurs grâce à ses travaux sur l’aplysie que Eric Kandel, un neurobiologiste américain, a partagé le prix Nobel de Physiologie/Médecine en 2000 pour ses travaux portant sur les bases moléculaires de la mémoire à court et à long terme. Lui et son équipe ont, entre autres, montré que si on stimulait les aplysies en les touchant de manière répétée, alors leurs neurones sensoriels produisaient de moins en moins de neurotransmetteurs, conduisant ainsi à un mécanisme d’habituation.
Les aplysies ont donc beaucoup de neurones ?
Le système nerveux central de l’aplysie est composé de neufs ganglions rassemblant environ 10 000 neurones. Mais ce sont surtout leurs neurones géants qui sont étudiés : certains font plus de 1 mm et peuvent donc être vus à l’œil nu ! Ils font partie des plus grands neurones du mode animal.
Les aplysies sont donc très intelligentes ?
Non, pas spécialement car leurs neurones ne sont pas si nombreux. Mais l’aplysie peut développer différentes formes de mémoire à long terme. Ainsi l’aplysie peut se souvenir pendant plus de deux à trois semaines d'une réponse comportementale entraînée de manière répétitive, ce qui est assez impressionnant pour un animal qui vit environ 1 ans.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.