Vous souhaitiez nous parler cette semaine de la radicalité qu’on prête au mouvement féministe.
Oui, car l’une des principales critiques formulées à l’encontre des mouvements féministes est celle de la radicalité. Leurs revendications et leurs moyens d’action seraient trop radicaux, ce qui, selon certains, nuiraient même à la cause des femmes.
Mais revenons d’abord sur la signification du terme « radicalité ». Radical provient du latin « radicalis », dérivé de « radix », qui signifie « racine ». Donc, finalement, si on est radical, cela signifie que l’on s’attaque à la racine d’un problème.
D’ailleurs, le féminisme radical représente un des mouvements du féminisme. Il est né en réaction et en opposition au féminisme marxiste et libéral, qui revendiquait que l’abolition du capitalisme suffirait pour libérer les femmes de la domination. Le féminisme radical revendique à l’inverse une égalité des droits de manière globale et ne se limite pas à la dimension économique. Ce mouvement se présente comme radical également, car il compte s’attaquer à la racine du problème : le patriarcat, en tant que système, et non uniquement ses manifestations.
Ainsi, le terme de radicalité peut être interprété comme une critique à l’encontre des mouvements féministes, alors que finalement, si on est radicales, c’est qu’on s’attaque à la racine du problème, et ce terme a un sens profond du point de vue des théories féministes.
Et puis, cette radicalité a permis que la cause des femmes avance, non ?
Tout à fait, des avancées pour la cause des femmes qui nous paraissent tout à fait normales ont été permises grâce à une alliance avec le flanc radical, comme le soulignait récemment Camille Étienne. Par exemple, pour obtenir le droit de vote, les suffragettes britanniques ont fait des grèves de la faim, et l’une d’entre elles, Emily Davison, s’est suicidée en se jetant sous les sabots du cheval du roi lors d’une course hippique en 1913. Les radicales d’hier sont nos héroïnes d’aujourd’hui. Alors que la vocation des mouvements et le sens des actions sont similaires, pourquoi les militantes et féministes d’aujourd’hui ne reçoivent que cette critique de la radicalité ?
D’autant plus que cette critique est aussi très sexiste ?
En effet… On retrouve dans cette critique tous les stéréotypes de genre : le comportement attendu d’une femme est le calme, la modération, et finalement, se taire. S’il elle ose s’énerver ou lever la voix, elle en devient colérique, hystérique, ou ne sait se maîtriser.
Aussi, comme le souligne Simon Blin dans un article journalistique, utiliser cette critique de la radicalité revient à faire du « tone policing », du « polissage de ton ». Il s’agit de discréditer ce qui est dit, car c’est formulé de manière trop véhémente et colérique. En d’autres termes, on préfère critiquer la forme que le fond, mais c’est bien le fond qui en est dé légitimité.
Et puis surtout, cette critique est universelle
Oui, Martin Luther King écrivait, depuis sa prison en Alabama en 1963 dans une lettre : « J'en suis presque arrivé à la regrettable conclusion que le plus grand obstacle que rencontre le Noir dans sa marche vers la liberté n'est pas tant le membre du conseil des citoyens blancs ou celui du Ku Klux Klan, mais le Blanc modéré plus dévoué à l'ordre qu'à la justice ; qui dit constamment : "Je suis d'accord avec vous dans le but que vous recherchez, mais je ne peux pas être d'accord avec vos méthodes d'action directe."». C’est ce qu’on entend aujourd’hui à propos des revendications en faveur de la cause des femmes.
De même, le philosophe Frédéric Gros expliquait à propos du mouvement des gilets jaunes, « On voudrait une colère, mais polie, bien élevée, qui remette une liste des doléances, en remerciant bien bas que le monde politique veuille bien prendre le temps de la consulter ».
C’est pareil pour les mouvements féministes : à en écouter ceux qui critiquent la radicalité de leurs revendications, il faudrait qu’on attende sagement et silencieuses que le monde veille bien nous écouter. Alors que ce que mettent en lumière ces mouvements, c’est la contrainte, c’est la violence, et c’est la mort.
Comment ne pas s’indigner face à cela ? Ne pas hurler sa colère ? Comme le souligne la sociologue Manon Garcia, « On ne peut pas demander d'être poli à quelqu'un qui dénonce lui-même une violence ou une discrimination qu'il a vécue ».
Mais pour en revenir aux faits, peut-on vraiment parler de radicalité des mouvements féministes ?
Il y aurait radicalité, car on en demanderait trop, on voudrait renverser la domination, ça irait trop vite, trop fort. J’entends et je comprends que certaines revendications puissent paraître excessives ou trop rapides. Mais arrêtons-nous une minute sur ce dont les femmes sont victimes : discrimination, harcèlement, agressions, violences conjugales, viols, et féminicides.
N’est-elle pas là, la radicalité ? N’est-ce pas l’homme qui est radical lorsqu’il tue une femme qui l’a quitté ?
Est-ce trop demander qu’une femme soit protégée pour éviter qu’elle soit tuée ? Est-ce trop demander que notre volonté et notre parole soit respectée ? L’égalité, est-ce trop demander ?
Comme l’énonce la sociologue Éléonore Lépinard, « Plutôt que de se boucher les oreilles, ne faut-il pas écouter pour comprendre pourquoi le sens moral de ces nouveaux militants est tant à vif ? »
Et puis, si vous voulez critiquer ce que les mouvements revendiquent, faites-le et ouvrons des débats. Mais ne vous arrêtez pas à cette critique simpliste. Allez au fond, à la racine des problèmes, comme le font les féministes radicales.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.