Entendez-vous la Terre ?

Champs de bataille : l’histoire enfouie du remembrement

Photo de Dan Meyers sur Unsplash Champs de bataille : l’histoire enfouie du remembrement
Photo de Dan Meyers sur Unsplash

« Entendez-vous la Terre ? », c’est le nom que porte la chronique réalisée par Fanny Gelin, étudiante en master Affaires Européennes à Sciences Po Bordeaux, qui décode pour vous chaque jeudi l’actualité environnementale de l’Union européenne.

Quels ont été les moments verts de la semaine qui vient de s’écouler ? On en discute tout de suite avec Fanny Gelin. Bonjour et bienvenue ! Alors dites-moi : que nous dit la Terre cette semaine ?

Souvenez-vous, la semaine dernière, la Terre nous avait annoncé que la fin de la guerre n’est rien d’autre que la concentration sur d’autres champs de bataille. Pour comprendre cette histoire, nous allons faire un bond dans le temps pour revenir au régime de Vichy. C’est en effet sous le gouvernement du maréchal Pétain, puis notamment à la fin de la Seconde guerre mondiale que le remembrement a été pensé et mis en œuvre en France.

Mais qu’est-ce que ce remembrement dont vous parlez ? J’imagine que ça n’a rien à voir avec l’assemblage d’un homme en kit à la Frankenstein !

Effectivement, rien à voir avec le roman de Mary Shelley ! Le remembrement, c’est un concept agricole qui désigne la réorganisation et la fusion de petites parcelles morcelées pour faciliter la motorisation et augmenter le rendement des terres. Et quoi de mieux que des terres entièrement détruites par les combats pour expérimenter le remembrement, remanier les propriétés et engager l’agriculture française dans la modernité ! Il faut dire qu’à la Libération, la famine frappait à de très nombreuses portes : il était donc nécessaire de produire plus et plus vite pour nourrir la France. Et puis, les intérêts financiers étaient aussi assez alléchants. C’est ce qu’a démontré avec brio la journaliste Inès Léraud fin 2024 dans une longue enquête publiée sous forme de bande dessinée intitulée Champs de bataille : l’histoire enfouie du remembrement.

Que nous raconte exactement cette bande-dessinée ?

Eh bien, en s’appuyant sur le travail de l’historien Léandre Mandard, sur une foule de documents et de nombreuses interviews, Inès Léraud dresse le bilan des causes et des conséquences méconnues du remembrement. Cette politique a été majoritairement promue par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le syndicat professionnel agricole majoritaire en France favorable à une agriculture productiviste. Mais aussi par les banques et mutuelles, de nombreux hommes d’Etat comme Jean Monnet, De Gaulle ou Pisani, voire même les Etats-Unis via le plan Marshall qui leur assurait un débouché commercial pour la vente de tracteurs et de matériel agricole en France. Bref, le remembrement était très rentable pour l’enrichissement de certains. Alors que pour d’autres…

Dites-nous en plus, qui sont donc ces « autres » ?

Les autres, ce sont les petits paysans et les habitants des campagnes qui se sont vus expropriés de force de leurs terres avec de très maigres indemnisations. Ce sont ceux qui ont organisé la lutte contre le remembrement et ont subi une répression policière des plus violentes. Ce sont ceux qui l’ont payé cher jusqu’à l’internement psychiatrique pour les faire taire. Ce sont ceux qui ont perdu une histoire, des savoir-faire ancestraux, des relations de voisinage. Car plus la terre était regroupée plus les hommes se sont retrouvés fragmentés. Et enfin, on peut compter dans ces « autres » la nature, la biodiversité et les équilibres écosystémiques.

C’est-à-dire ? Quels ont été les conséquences de ce remembrement sur notre environnement ?

La conséquence la plus visible de cette politique, c’est le développement de l’agriculture intensive et de la monoculture qui utilisent de manière massive les intrants chimiques, pesticides et engrais, fragmentent les écosystèmes, détruisent la structure des sols, leur biodiversité et donc leur capacité de rétention de l’eau et du carbone. Les cultures deviennent également plus vulnérables aux maladies et ravageurs des cultures, ou plus demandeuses en eau. Justement, l’eau est un enjeu majeur de ce remembrement car cette politique a notamment été menée dans des zones humides, marais ou aux alentours de cours d’eau. Mais comme les zones asséchées ne remplissent plus leur rôle d’éponge, cela entraîne des risques accrus d’inondations.

Je vois que toute modification du milieu naturel a des conséquences en chaîne non négligeables…

C’est exact. Et cela finit même par rejaillir sur notre santé, que ce soit pour les agriculteurs, les riverains d’exploitations agricoles, ou tout simplement ce que nous mettons dans nos assiettes. C’est justement ce qui a conduit l’Union européenne à transformer progressivement ses priorités. Car la France est loin d’être la seule à avoir vécu cette transformation en Europe. Il faut dire que depuis 1962 et la naissance de la Politique agricole commune, l’Union européenne a largement prôné le remembrement et l’agriculture productiviste. Avant de changer progressivement son fusil d’épaule à partir de 1992 face aux conséquences de ce mode de production pour prendre davantage en compte l’environnement dans les politiques agricoles. Laissez-moi vous donner un exemple. Lors de la dernière réforme de la PAC en 2023, une nouvelle mesure appelée éco-régimes a été introduite.

Qu’est-ce donc que ces éco-régimes ?

Il s’agit d’une mesure d’accompagnement des agriculteurs à la transition agroécologique pour les inciter à développer la rotation des cultures, à planter des haies ou à préserver les prairies et pâturages permanents. Mais l’efficacité des éco-régimes reste limitée et très contestée par le monde agricole comme le montrent les manifestations massives de tracteurs de ces deux dernières années. Probablement qu’ajouter une louche de bureaucratie et une pincée de complexité à un secteur en difficulté n’était pas la meilleure manière de promouvoir l’agroécologie... Reste à espérer que le dérèglement climatique et l’érosion de la biodiversité feront évoluer notre consommation et les pratiques agricoles vers un mode de culture respectueux et symbiotique plutôt qu’un écrasement du vivant.

Merci Fanny. Je rappelle que vous êtes étudiante en master Affaires Européennes à Sciences Po Bordeaux.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.