Chaque semaine, retrouvez Les histoires d'Europe de Quentin Dickinson sur Euradio.
…et, comme la semaine dernière, vos Histoires d’Europe commencent par une question…
…mais, cette fois-ci, la question vous est destinée : avez-vous vu, ou revu récemment, ce film de Stanley KUBRICK, intitulé pour le public francophone Dr Folamour ?...
Ce film, sorti en 1964, au cœur de la Guerre froide, met en scène (notamment) le Secrétaire d’État américain, c’est-à-dire le Ministre des Affaires étrangères, un caricatural professeur d’université immigré d’Allemagne, dont il a conservé l’accent brutal et l’habitude d’affirmations incompréhensibles et sans réplique possible.
Il ne fallait pas être surdiplômé pour y voir un portrait peu amène du véritable Secrétaire d’État de l’époque, l’inamovible Henry KISSINGER.
Certes, mais où voulez-vous en venir ?...
…à ceci : KISSINGER, mort en 2023 à l’âge de cent ans, avait toute sa longue vie durant conservé les souvenirs de sa jeunesse dans une Europe appauvrie, divisée, et à l’avenir incertain, dont il convenait, après 1945, de ne pas faire grand cas, si ce n’est de s’assurer qu’elle resterait perpétuellement dans le sillage de WASHINGTON. Les affaires sérieuses, c’était avec MOSCOU qu’on les traitait.
Au fond, Donald TRUMP n’a pas inventé grand’chose.
Pourquoi nous faire remonter le temps pour en arriver là ?...
…parce que KISSINGER est (aussi) l’auteur supposé d’un jugement, délibérément désobligeant, sur l’organisation des Communautés européennes, préfiguration de l’actuelle Union européenne. Pour lui, aurait-il dit, s’il avait voulu s’entretenir avec le Président de l’Europe, il n’aurait pas su quel numéro de téléphone choisir.
En somme, Dear Henry, sobriquet préféré de cet intellectuel qui ne détestait pas la compagnie de jeunes femmes élégantes, Dear Henry se gaussait des efforts des Européens à se forger un avenir solidaire commun. Trop d’architectes, trop d’entrepreneurs, trop de plans concurrents – la future Maison Europe était mal partie et ne verrait sans doute jamais le jour.
Mais KISSINGER se trompait.
En quoi, dites-nous, se trompait-il donc ?...
Enseignant les sciences politiques, il était l’illustration-même de cette conviction répandue en ces cercles, selon laquelle l’étude de l’Histoire permet de prévoir l’avenir, alors que, dans le meilleur des cas, l’Histoire ne peut qu’expliquer la genèse du présent.
Or, l’histoire du continent européen depuis 250 ans aura vu s’affronter militairement les uns les autres – et sans exception – l’ensemble des pays européens. Pour KISSINGER, rien ne pourrait jamais briser cette spirale de rivalités mortifères, dans laquelle les Européens retomberaient fatalement après chaque illusoire accalmie.
Mais, à la lumière de la succession quasi-ininterrompue de crises économiques mondiales, de guerres lointaines ou proches, de pandémies, de décolonisations, du changement climatique, et de l’instabilité politique ponctuelle de tel ou tel pays européen au cours des quatre-vingts dernières années, on peut au contraire valablement affirmer que le projet européen a su surmonter les pires difficultés internes et externes – mieux : selon des vitesses variables, il progresse sur tous les fronts.
Mais vous ne contesterez pas que, dans les médias et les discours politiques, il n’est question que des problèmes, des reculades, de l’évaporation de l’idée européenne, Quentin Dickinson…
Bien sûr, c’est l’évidence-même. Mais ce que vous décrivez, c’est un instantané qui, dans la digestion sans fin de l’actualité, n’a guère le temps ni la volonté de replacer le fugitif dans le temps long. Et puis, vous le savez, les gazettes ne titrent jamais sur les trains qui arrivent à l’heure.
Alors, une fois de plus, je recommande vivement à nos auditeurs de prendre connaissance deux ou trois fois par an, du bulletin mensuel de l’opinion des Européens que publie depuis cinquante-deux ans l’Eurobaromètre.
Les résultats contredisent le pessimisme décliniste ambiant : une très forte majorité des 450 millions de nos semblables exprime une opinion favorable et une attente impatiente d’action de la part des institutions européennes.
Et voilà donc KISSINGER définitivement démenti.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.