Les histoires d'Europe de Quentin Dickinson

Une Terrasse à Messine

Photo de Tomas Eidsvold sur Unsplash Une Terrasse à Messine
Photo de Tomas Eidsvold sur Unsplash

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Votre Histoire d’Europe commence cette semaine comme un bulletin météorologique…

Depuis plus d’une semaine, la Sicile est confrontée à une succession de graves intempéries : orages, vents violents, trombes d’eau, glissements de terrain, car l’équivalent d’un mois de pluie est tombé en quatre jours seulement, dévastant les cultures, arrachant les toitures et les câbles électriques. Particulièrement éprouvée par le déchaînement des éléments, la ville de MESSINE tente ce matin de parer au plus pressé.

Sur place, rares sont ceux qui doutent encore de la réalité du dérèglement climatique et de l’urgence qu’il y a à s’y adapter.

Ce n’est cependant pas la première fois que MESSINE sert d’électrochoc révélateur aux Européens et à leurs dirigeants.

A quel autre événement faites-vous allusion ?...

Vous l’allez voir. Mais faisons d’abord un petit retour en arrière. Le raccourci habituel de l’Histoire nous donne à croire aujourd’hui qu’avec la création en 1952 de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, la CECA, la construction d’une Europe enfin unie était en route et que rien ne pourrait l’arrêter.

Or, c’est totalement faux.

Comment cela ?...

Peu de temps après l’installation de la CECA, en l’occurrence à LUXEMBOURG (qui peut donc légitimement se proclamer Première capitale européenne), émerge l’idée d’une Communauté européenne de Défense, chapeautée – comme la CECA – par une Communauté politique européenne. Le Traité de la CED est signé par les six pays de la CECA : France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg.

Les parlements de quatre de ces pays en ratifient le texte ; toutefois, l’Italie joue la montre, en attendant la France. On comprend les Italiens : la classe politique française cède alors aux affres d’un affrontement échevelé entre partisans et adversaires de la CED, les anticédistes dressés contre les cédistes, dans une espèce de brutale confrontation, qui tient à la fois de l’affaire DREYFUS et de la stérile et irresponsable confusion actuelle de l’Assemblée nationale.

Résultat : le 30 août 1954, dans un élan soutenu à la fois par les gaullistes et par les communistes, les parlementaires français rejettent la CED.

La construction européenne accuse le coup, sa dynamique brisée. Sur fond de guerre en Indochine et de soulèvements indépendantistes en Algérie, l’Europe n’est plus au nombre des priorités de la France, alors qu’ailleurs, on se préoccupe davantage de la menace croissante de l’Union soviétique.

Comment le projet européen va-t-il s’en sortir ?...

Les projets ne manqueront pas, chacun proposant sa martingale infaillible.

Sous l’infatigable impulsion de Jean MONNET, alors Président de la CECA, l’on s’oriente vers des répliques à l’identique de la CECA dans les domaines de l’espace économique (on parle déjà de Marché commun) et de l’énergie nucléaire civile (rapidement baptisée EURATOM). Mais les initiatives piétinent. De guerre lasse, les Six s’en remettent à une réunion de travail de la dernière chance, entre leurs ministres des Affaires étrangères.

Sur invitation du ministre italien, cette conférence se tiendra loin des capitales : ce sera en Sicile, à MESSINE.

Pas gagnée d’avance, cette réunion, on l’imagine ?...

En effet, s’y affrontent les défenseurs d’une Europe à vocation politique et les partisans d’une Europe restreinte à l’intégration économique, sans compter l’expression de nuances, parfois tranchées, s’agissant de la souveraineté des États-membres.

Autour de la table se trouvent ; le Luxembourgeois Joseph BECH, social-chrétien et Premier ministre en exercice, qui préside la réunion ; le Français Antoine PINAY, un modéré, ancien Président du Conseil ; l’Allemand Walter HALLSTEIN, universitaire, démocrate-chrétien ; le Néerlandais Johan Willem BEYEN, juriste et banquier, sans étiquette politique ; le Belge socialiste Pol-Henri SPAAK, premier Président de l’Assemblée générale des Nations-Unies ; enfin, l’Italien, hôte des lieux et enfant du pays, Gaetano MARTINO, élu libéral, et médecin de son état.

Et, pendant deux journées, pourtant prolongées en soirée, cela patine désespérément.

Et ensuite ?...

Le dernier jour sera un jour sans fin : la négociation aboutit le lendemain, le 3 juin 1955, au petit matin, sur un plan de relance, qui donnera naissance deux ans plus tard aux Traités de Rome, celui de la Communauté économique européenne et celui de la Communauté européenne de l’Énergie atomique.

Les six négociateurs avaient bouclé leur marathon en plein air, sur la vaste terrasse du Palais Zanca, siège de la municipalité messinoise ; longtemps après, Paul-Henri SPAAK se rappelait de cette journée d’été, de l’aube naissante sur les reflets irisants de la Mer ionienne et, à l’horizon, sur la masse de l’Etna.

Ce jour-là, MESSINE devenait synonyme d’obstacles vaincus et de relance européenne ; il est permis aujourd’hui de souhaiter que les intempéries qui frappent MESSINE produisent le même effet sur la prise en compte des défis climatiques.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.