Chaque semaine, retrouvez Les histoires d'Europe de Quentin Dickinson sur euradio.
Cette semaine, Quentin Dickinson, vos Histoires d’Europe vous mènent tout droit avec vos idées simples vers cet Orient compliqué…
L’eurodéputé socialiste espagnol ‘Nacho’ SÁNCHEZ vient de rentrer d’une mission d’information en Turquie. Au cours de son séjour de sept jours, il a pu rendre visite à quatre prisonniers politiques de premier plan, dont Ekrem İMAMOĞLU, ancien Maire d’ISTAMBOUL et principal concurrent d’opposition au président turc actuel, Recep Tayyip ERDOĞAN.
Que M. SÁNCHEZ, en sa qualité de Rapporteur permanent du Parlement européen sur la Turquie, ait pu obtenir un accès libre aux quatre embastillés dans des prisons de haute sécurité dénote l’habileté des autorités turques dans leurs rapports avec l’Union européenne.
Or, ces rapports sont d’une ambiguïté savamment entretenue par ANKARA, face aux perpétuelles hésitations des Européens. L’histoire de la Turquie depuis deux siècles nous fournit – en partie – les raisons.
Alors, cette histoire, vous pouvez nous en faire un survol ?...
Volontiers. Le XIXe siècle peut se résumer à un grignotage croissant des territoires en Europe, alors incorporés à l’Empire ottoman, en dépit de tentatives de réformes constitutionnelles et administratives trop timides et trop tardives. A CONSTANTINOPLE, le Sultan, isolé en son palais, voit son pouvoir peu à peu s’effriter ; en 1908, une opposition crédible se forme, en dehors de la sphère politique traditionnelle, autour d’un groupe d’officiers subalternes de l’armée : on les appellera les Jeunes Turcs.
Mais la Guerre de 1914 à 1918 vient tout bouleverser…
C’est exact : pour les Ottomans, alliés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, la Première Guerre mondiale est un désastre : leur empire perd la quasi-totalité de ses provinces en Europe. Les Jeunes Turcs reprennent les armes et harcèlent les forces d’occupation britanniques et françaises à CONSTANTINOPLE et celles, grecques et italiennes, à SMYRNE. En 1922, les insurgés abolissent le Sultanat ; Mehmet VI Vahheddin, Mehmet-le-Pieux, prend le chemin de l’exil, en Italie. Il aura été le dernier Sultan ottoman. L’année suivante, la République est proclamée par le chef des Jeunes Turcs, Mustafa KEMAL, plus connu par son nom de guerre : ATATÜRK. Peu après, dernier vestige du passé, le Caliphat est supprimé.
Et ATATÜRK ne perd pas de temps à réformer de fond en comble cet immense pays…
C’est le moins qu’on puisse dire : sans perdre une minute, il rompt tout lien avec la religion, musulmane, orthodoxe grecque, ou autre – la nouvelle Constitution stipule que la République doit être strictement laïque, et les imams en particulier sont fermement priés de ne pas se mêler de politique. ATATÜRK lui-même n’hésite d’ailleurs pas à traiter le Prophète Mahomet de bédouin débauché.
Parallèlement, le nouvel homme fort du pays s’attaque à l’illettrisme de l’immense majorité de ses compatriotes ; l’analphabétisme s’explique principalement par le recours, jusque-là, aux caractères complexes de l’arabe classique, alors que la langue turque n’a aucun lien avec cette langue-là. Désormais, le turc s’écrira grâce à l’alphabet latin (avec une seule lettre qui lui est spécifique).
Renommée ISTAMBOUL, CONSTANTINOPLE cède à ANKARA le rôle de capitale du pays. Un Code civil est promulgué, le suffrage universel s’étend aux femmes, le port du fez est interdit.
La Turquie sera neutre au cours de la Seconde Guerre mondiale, ou, plus exactement, elle le restera jusqu’en février, 1945, lorsqu’elle déclarera la guerre à l’Allemagne et au Japon, condition nécessaire pour que sa candidature à l’Organisation des Nations-Unies puisse être acceptée. Aucun soldat turc n’a cependant tiré le moindre coup de feu. Et, compte tenu de la longueur de sa frontière avec l’Union soviétique, la Turquie rejoint rapidement l’OTAN.
Mais la suite sera un peu plus chahutée, Quentin Dickinson…
ATATÜRK, mort en 1938, était militaire, et la démocratie parlementaire turque a eu, en 1960 et en 1980, à se défendre contre des coups d’État d’officiers, persuadés que son héritage politique était dévoyé par la classe politique, largement aux mains de civils.
Autre incidence durable – pas totalement éteinte aujourd’hui : des indépendantistes kurdes ont pris les armes contre l’État turc ; de nombreux attentats se sont produits depuis 1984.
Enfin, ANKARA continue à soutenir la république sécessioniste de Chypre-Nord, ce qui constitue un obstacle de taille à la candidature turque à l’Union européenne.
Justement, parlons-en, de ces relations euro-turques…
Dès 1963, les Européens ont formalisé leurs relations avec la Turquie. Celle-ci est d’ailleurs membre de l’Union douanière de l’UE.
Elle présente sa candidature à celle-ci en 1987 ; en 1999, elle obtient le statut officiel d’État-candidat à l’UE…statut inchangé à ce jour, les négociations d’adhésion, menées de 2005 à 2016, étant gelées depuis lors.
Pourquoi cela ?...
C’est que la Turquie est entretemps devenue un régime présidentiel conservateur et autoritaire, sous la férule du Président ERDOĞAN, très admiré à la Maison-Blanche. A l’instigation du président turc, la religion musulmane est revenue en force et modèle à nouveau à son image la société turque. On peut en effet valablement considérer que la Turquie ne respecte plus les Droits de l’Homme, lesquels sous-tendent les critères d’admissibilité à l’Union européenne. Et que dire de cette étonnante prétention à imposer à toutes les langues de la planète la version en langue turque du nom du pays : pour M. ERDOĞAN, il faudrait qu’en français, nous ne disions plus Turquie, mais Türkiye ? Il existe aussi un vague parfum de revanchisme vis-à-vis de ces Français et ces Britanniques qui ont enterré l’Empire ottoman, et à l’encontre aussi des Allemands, jadis alliés, aujourd’hui critiques.
Ici à BRUXELLES, on conclut donc, que, en ces temps de menace russe et d’instabilité généralisée au Proche-Orient, il est urgent de ne prendre aucune initiative et de conserver soigneusement dans le flou les rapports avec la Turquie.
Voilà pourquoi la visite du député européen SÁNCHEZ en Turquie reflète assez bien l’air du temps, ce temps où le régime d’un homme fort ne risque rien à ne même plus prendre la peine de cacher ses turpitudes.
Un entretien réalisé par Laurent Pététin.
Image : Portrait d'Atatürk avec le drapeau turc - Segafredo18 - CC BY-SA 3.0.