Chaque semaine, retrouvez Les histoires d'Europe de Quentin Dickinson sur Euradio.
Cette semaine, Quentin Dickinson, votre Histoire d’Europe commence par une devinette…
…et cette devinette, la voici : qui, au XXe siècle, aura été successivement général-en-chef, Premier ministre, Président de la République, et enfin Roi, le tout avant l’âge de trente ans – et, question subsidiaire, à la tête de quel pays d’Europe ?...
Bon, la majorité de nos auditeurs donnent leur langue au chat. L’homme, c’est Ahmet ZOGU, et le pays, c’est l’Albanie.
Dites-nous en davantage sur cette carrière hors-norme…
Volontiers. Ahmet ZOGU est né en 1895 dans un village du centre de l’Albanie ; tant par son père que par sa mère, il descend de tribus de la noblesse immémoriale albanaise. Adolescent, on l’envoie suivre des études classiques à CONSTANTINOPLE, alors capitale de l’Empire ottoman, dont l’Albanie fait partie.
Mais à dix-sept ans, il rentre d’urgence au pays : son père vient de mourir, et il doit assumer les fonctions de Gouverneur de province dont il hérite. Ce mandat comporte un volet militaire, ce qui le conduit à agir contre les prétentions des Serbes et des Monténégrins sur une partie du territoire albanais au cours des deux Guerres balkaniques successives. Confronté à l’effondrement de l’Empire ottoman, il comprend que le salut de ses compatriotes réside dans la création d’un État albanais indépendant et souverain.
C’est aussi l’avis des grandes puissances européennes du moment : elles installent donc un gentilhomme allemand sur le trône tout neuf de l’Albanie ; logiquement, Ahmet ZOGU se met au service du Prince Wilhelm de WIED, désormais proclamé Roi d’Albanie.
Tout paraît donc aller pour le mieux pour notre homme – sauf que…
…sauf qu’éclate peu après la Première Guerre mondiale. La troupe d’Ahmet ZOGU combat aux côtés des forces austro-hongroises, mais il se montre à ce point ingérable que, sous un prétexte, on l’envoie en mission à VIENNE, où les autorités le retiendront jusqu’à la chute de l’Empire austro-hongrois.
Et il rentre chez lui en Albanie…
…pour trouver un pays en état d’ébullition politique, le Roi étant parti en exil. Il retrouve son poste de Gouverneur de province…et met en déroute les séides de son propre oncle, lequel se serait bien vu Roi. Cette trahison familiale accélère sa carrière : le voilà Ministre de l’Intérieur, puis Gouverneur de SCUTARI, deuxième ville du pays, puis général, commandant-en-chef des forces armées.
Rapidement, il se révèle un partisan de la manière forte pour réduire les complots et manifestations de cette période troublée.
Sa carrière, on l’imagine, ne s’arrête pas là…
Vous avez raison. Ahmet ZOGU change brutalement de parti politique… et promet le mariage à la fille du Président de son nouveau parti.
Du coup, le voilà Premier ministre. Mais ses anciens amis lui vouent une haine tenace : il échappe de peu à un attentat. Mais une succession de scandales politico-financiers le contraint à la démission. Furieux, il fait assassiner pour l’exemple l’un de ses adversaires politiques. Et c’est son futur beau-père qui lui succède comme chef de gouvernement. Éclate alors une nouvelle insurrection qui contraint Ahmet ZOGU à l’exil en Yougoslavie. Le temps de réunir un (petit) corps expéditionnaire, il rentre au pays, renverse le gouvernement, et reprend le pouvoir. Il a enfin les mains libres.
On imagine la suite…
En effet : en quelques mois, il proclame la République, s’en fait élire Président, impose une Constitution à sa mesure, interdit les partis politiques, et embastille ses opposants.
Mais c’est là qu’il devient vraiment étonnant.
Mais comment donc ?...
Il commence par interdire aux femmes le port du voile, dans ce pays très majoritairement musulman, et abolit la pratique du servage, encore subsistant chez certains grands propriétaires ruraux. Il réforme l’administration en suivant pour cela le modèle de la fonction publique française. Il crée une Gendarmerie nationale motivée, omniprésente, et bien équipée.
Le 1er septembre 1928, il modifie la Constitution, rétablit la monarchie, et se proclame Roi d’Albanie, sous le nom de Zog Ier.
Et les réformes se poursuivent.
Que fait-il en particulier ?...
Il déclare l’Albanie, pays laïc. Il rétablit le suffrage universel. Il promulgue un Code pénal, un Code civil, et même un Code du Commerce. Il entame un vaste programme d’infrastructures routières et ferroviaires, inaugure des hôpitaux, consolide l’enseignement primaire.
Et il rompt ses fiançailles. Son ex-futur beau-père tente à plusieurs reprises de le faire assassiner, mais en vain. Le résultat, c’est que le Roi Zog se met à se méfier de la foule et des repas qu’on lui sert, et s’enferme dans son palais, où il passe le temps à lire et à fumer jusqu’à 150 cigarettes parfumées par jour.
Il reçoit peu ses ministres, mais fréquemment sa maîtresse, Tania VISIROVA, danseuse dénudée des Folies-Bergères parisiennes de son état. En 1938, il épouse en justes noces une comtesse hongroise, de vingt ans sa cadette. L’année suivante naîtra le Prince héritier Leka, mort en 2011, lui-même père d’un second Leka, actuel prétendant au trône.
Mais aujourd’hui, l’Albanie n’est plus un royaume, Quentin Dickinson…
C’est que le Roi Zog a vu son autorité laminée par le protectorat imposé sur son pays par l’Italie fasciste de MUSSOLINI ; et la défaite italienne à la fin de la Seconde Guerre mondiale aura permis la mainmise des communistes sur le pays. Il s’ensuivra un régime tyrannique dans un pays fermé au monde extérieur jusqu’en 1991.
Aujourd’hui, le Roi Zog, mort en France il y a quarante-cinq ans, est inhumé à TIRANA, sa capitale ; son petit-fils, le Prince Leka, jouit certes d’une considérable popularité en Albanie ; il est cependant douteux que la monarchie y soit rétablie de sitôt.
Mais on ne sait jamais.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.