Tous les mercredis, écoutez Iris Herbelot discuter d'un sujet du secteur spatial. Tantôt sujet d'actualité ou bien sujet d'histoire, découvrez les enjeux du programme européen Hermès, de la nouvelle Ariane 6, ou encore de la place de l'Europe dans le programme Artémis. Ici, nous parlons des enjeux stratégiques pour notre continent d'utiliser l'espace pour découvrir, innover, et se défendre.
On se retrouve en cette période estivale pour un épisode spécial qui diffère de nos sujets habituels. On va aujourd’hui parler d’espace, mais dans la fiction ! Et plus particulièrement de l’auteur belge Hergé, et de son célèbre personnage journaliste, Tintin.
Oui, au tout début des années 50, presque vingt ans avant que les Américains ne marchent sur la Lune –avant même la création de la NASA en 1958 !--, Hergé a publié les planches d’Objectif Lune et de On a marché sur la Lune. Il y travaillait et réfléchissait déjà dans les années 40 d’après-guerre, quand les programmes spatiaux balbutiaient sur leurs débuts.
Les deux bandes-dessinées parlent du programme lunaire d’un pays fictif, écrites et dessinées à une époque où explorer la Lune n’était qu’un rêve. À quel point est-on loin de la réalité dans cette œuvre de fiction ?
Vraiment pas loin, c’est là que c’est assez incroyable, et que ces bandes-dessinées ont très bien vieillies ! Par exemple, dans Objectif Lune, le professeur Tournesol, l’ami de Tintin et du capitaine Haddock, présente la fusée comme étant propulsée par une réaction nucléaire. C’est un mode de propulsion spatial qui était étudié et testé dans les années 50 – mais le programme NERVA de la NASA n’a pas abouti et l’essai nucléaire en orbite Starfish Prime en 1962 a eu une réaction trop impressionnante pour que le public ne proteste pas. Et là où la bande-dessinée reste d’actualité, c’est que la propulsion nucléaire est revenue sur le devant de la scène ces dernières années, on maîtrise mieux la fission que dans les années 50, et la NASA a accordé des contrats à des entreprises américaines pour concevoir des moteurs nucléaires dans les prochaines années.
L’agence spatiale de la Syldavie a aussi bien compris le phénomène d’attraction de la Lune, et l’utilise pour faire orbiter le module d’essai autour du satellite, comme ce qu’a fait le vrai module Columbia avec Michael Collins dedans pendant la mission Apollo 11.
Plein d’aspects scientifiques sont respectés, comme la perte de communication avec une fusée quand elle passe derrière la Lune, l’apesanteur, même l’aspect de la surface lunaire et du silence dans l’espace, qu’Hergé ne pouvait qu’imaginer à l’époque.
Hergé s’était bien renseigné sur les technologies en vogue dans les années 50, ou c’est un pur hasard ?
Il s’était renseigné, il avait demandé des conseils à des scientifiques belges, et il a basé plusieurs éléments de la BD sur des lieux réels, voire des fusées réelles. Celle de Tintin est à étage unique, et avec son quadrillage rouge et blanc, elle est une inspiration directe des fusées-missiles allemands V2, motif damiers compris. À étage unique veut dire en un seul morceau, pas de séparation et de largage à certaines étapes du voyage. Il y a un double mode de propulsion mais tout sort toujours des mêmes moteurs. C’est la fusée qui fait partie des éléments les moins réalistes de la BD, parce qu’elle s’inspire de ce qui était plus proche de gros missiles qui arrivaient éventuellement à atteindre l’orbite dans les années 40 et 50 qu’à une vraie fusée qui pour atteindre la Lune aurait eu besoin de réservoirs énormes, plusieurs étages, une capsule pressurisée pour les astronautes plutôt que l’espèce d’intérieur de sous-marin qu’on voit dans la BD, et bien sûr il n’y a pas dans On a marché sur la Lune de solution pour le voyage retour, là où les programmes Apollo avaient eux, heureusement, prévu un module qui se posait sur la Lune et donc une partie servait de plateforme de lancement pour rejoindre en orbite lunaire le module qui les a ramenés sur Terre.
Tintin et ses camarades astronautes seraient morts dans une expédition réelle, alors.
Probablement, mais il faut reconnaître à Hergé que vu l’absence totale de vol habité en orbite qu’il y avait eu à l’époque où il a dessiné ces planches, c’est impressionnant à quel point il a pensé à plein de petits détails qui font sens encore aujourd’hui. Les combinaisons, par exemple, ressemblent aux scaphandres de l’exploration sous-marine, avec des casques-bulles en plexiglas pour la résistance, précise le professeur Tournesol. Ils ont des bouteilles à oxygène, et Hergé a créé toute une ligne narrative autour de l’oxygène justement, en étant tout à fait conscient de son importance.
Et d’autres aspects en lien avec le corps humain et l’espace ont été très bien pensés aussi, notamment avec le manque d’apesanteur, dans la fusée, lors d’une sortie extravéhiculaire de Tintin et Haddock, et bien sûr de la gravité moindre sur la Lune quand ils finissent –spoiler alert– par y arriver. On a aussi des choses improbables mais pour le coup Hergé a sans doute fait le choix conscient d’avoir des astronautes qui boivent du whisky, la manière dont la boisson se forme en une grosse bulle qui peut s’avaler en flottant est une image qui a été répétée avec de l’eau par les astronautes plus responsables de l’ISS, mais montre la très bonne compréhension d’Hergé sur le comportement des molécules physiques dans l’espace.
Rien n’aurait choqué même le public le plus averti à l’époque, ni même aujourd’hui. Est-ce que c’est Hergé qui était doué, ou les programmes spatiaux qui ont peu évolué ?
Un peu des deux je pense. C’est aussi dur d’alunir aujourd’hui dans de bonnes conditions qu’il y a plus de cinquante ans. La force d’Hergé c’est qu’il a écrit une histoire d’abord centrée sur les personnages, sur l’incroyable aventure qu’ils vivent plutôt que le programme spatial en lui-même. Après, sur ce qui a évolué mais peu est par exemple le centre de contrôle, qui est à une échelle ridiculement petite dans la BD, mais plein de boutons qui clignotent du sol au plafond avec des écrans de retour en non-stop, c’est toujours à ça que ressemble une salle de contrôle, ils ont juste des écrans plus modernes maintenant.
Plus d’une personne aurait quand même pu froncer les sourcils sur l'astéroïde Adonis, qui est beaucoup plus éloigné de nous que dans la bande-dessinée ; et sur la remarquable mais hélas irréaliste maniabilité de la fusée, qui n’a aucun moteurs auxiliaires pour se stabiliser et modifier sa trajectoire, mais c’est chercher la petite bête !
Et bien sûr, Hergé avait parfaitement saisi le contexte politique, même si les pays sont fictifs, le parallèle est assez peu subtil entre les Etats-Unis et le programme spatial américain d’un côté, auquel Tintin participe par qu’il est le gentil, et de l’autre côté les antagonistes au fort accent d’Europe de l’Est qui cherchent à saboter le programme.
Le mot de la fin, que peut-on dire du chien blanc de Tintin, Milou ?
Que Milou est le premier chien dans l’espace, avant la petite chienne Laïka en 1957 ! Avant d’envoyer des humains, on a utilisé plein d’animaux, chiens, chats, singes, comme cobayes. Ils n’avaient malheureusement pas les ravissantes combinaisons que Milou a dans la bande-dessinée ; c’est peut-être pour ça qu’il n’y a pas d’animal de soutien émotionnel sur l’ISS. C’est dommage d’ailleurs, parce que tout comme Milou est un soutien indéfectible à Tintin, un animal domestique sur l’ISS serait un vrai boost pour le moral des astronautes confinés dans un petit espace pendant des mois loin de leurs proches.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.