La chronique "L'éco, du concept au concret" part d'une idée simple : éclairer l'actualité économique et la rendre plus accessible avec Arnaud WITTMER, une fois par mois.
Pour cette chronique, on continue de voyager avec vous en Scandinavie, et après la Norvège, on va désormais en Suède ?
C’est ça, et nous y allons pour la remise du prix de la Banque centrale de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. Et le 14 octobre dernier, ce sont donc trois économistes, Daron Acemoglu, Simon Johnson, et James Robinson qui ont reçu ce prix pour leurs études portant sur la formation des institutions et leur rôle dans la prospérité.
En mémoire d’Alfred Nobel parce-que le Prix Nobel d’Economie a été créé plus récemment c’est ça ?
Oui, il n’existe à l’origine ni de prix Nobel en mathématiques, ni en économie. En économie, son équivalent a été instauré à la fin des années soixante ; c’est ce fameux prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques. Il est presque aujourd’hui considéré comme un prix Nobel à part entière.
Vous dites que les auteurs ont été récompensé pour leurs travaux sur les institutions, est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus ?
Bien sûr ! Et pour pouvoir comprendre leurs travaux, nous allons prendre un peu de hauteur. En économie, la question de l’origine de la croissance économique, et de la manière dont un pays peut favoriser la croissance économique, est cruciale. Plus un pays est en mesure de comprendre l’origine de sa croissance, plus il va être en mesure d’actionner les leviers nécessaires pour continuer de la favoriser. Parmi les facteurs de la croissance économique, on mentionne souvent la géographie du pays, son accès ou son absence d’accès à la mer, le progrès technique, le niveau de qualification de sa population, etc etc…
Au courant du XXe siècle, une autre explication à la croissance économique des pays va s’ajouter à cette liste ; les institutions. Et parmi les auteurs qui défendent cette idée, on retrouve Douglass North.
Un autre récipiendaire du prix en mémoire d’Alfred Nobel ?
Oui, bien que ce soit davantage sa méthodologie de travail qui ait été récompensée plutôt que ses travaux sur la question du rôle des institutions. Mais dans les ouvrages qu’il écrit au courant des années soixante-dix et des années quatre-vingt, Douglass North va démontrer le rôle des institutions dans l’accélération de la croissance économique des Etats-Unis et de l’Europe de l’Ouest au XIXe siècle.
Quand vous dites institution, de quoi parlez- vous ?
Si on reste sur la définition de Mr. North, les institutions, ce sont les « contraintes humainement conçues qui structurent les interactions politiques, économiques et sociales entre les individus ». Par exemple, le droit de propriété est une institution. Et donc, lorsque qu’on prouve que les institutions ont un impact positif sur la croissance, on peut ensuite se poser d’autres questions.
Quelles sont les institutions qui auraient l’effet bénéfique le plus important sur la croissance ? Est-ce que l’absence de ces institutions aurait un impact négatif sur la croissance ? Qu’est- ce qui peut expliquer que ces institutions, qui peuvent favoriser la croissance économique, ne voient pas le jour ?
Et donc, quel lien avec les chercheurs récompensés cette année ?
Et bien, la plus-value d’Acemoglu, de Johnson, et de Robinson, leur apport supplémentaire, en fait, par rapport aux institutionnalistes, c’est la manière dont ils vont réussir à expliquer pourquoi ces institutions se sont développés à certains endroits, et pas à d’autres. Pourquoi et comment l’environnement de certaines colonies européennes a été plus favorable à la création d’institutions qui vont ensuite elles-mêmes favoriser leur développement économique.
Est-ce que vous pouvez nous recontextualiser un peu tout ça ?
Allons-y ! Nos trois lauréats vont s’intéresser à un contexte bien particulier, et j’insiste dessus ; ils étudient comment les institutions se sont développées dans les colonies européennes du monde entier à partir du XVIe siècle. Ils soulignent que le niveau de prospérité actuel des anciennes colonies européennes est directement lié aux taux de mortalité des colons dans la région où se trouvait la colonie. Un niveau de mortalité élevé dans les colonies résultait dans un PIB comparément moins élevé.
Et comment les auteurs expliquent-ils ce mécanisme ?
Par les institutions ! D’une part, dans les régions coloniales où les maladies tropicales étaient très présentes, et/ou des régions où la résistance des peuples locaux était plus forte, le taux de mortalité était plus élevé. Et donc, on y retrouvait moins de colons européens. Par exemple, au Congo. En raison de ce contexte plus difficile, les pays européens privilégiaient la mise en place d’un système d’exploitation, ce que les auteurs appellent des institutions extractives. Le pouvoir dans ces colonies était détenu par une élite d’origine européenne, restée sur place. Et les ressources prélevées localement, comme l’or ou l’argent par exemple, étaient renvoyées vers l’Europe.
Et dans le deuxième cas ?
A l’inverse, dans les régions où le climat était plus tempéré, comme en Nouvelle-Zélande, ou aux Etats-Unis, et dans des régions où la résistance locale fut plus faible, les conditions de vie y étaient plus favorables pour les colons européens – avec un taux de mortalité moins élevé. Comme ces conditions de vie y étaient plus favorables, l’afflux de colons européens y fut plus important. Et ce nombre plus important de colons européens a eu tendance à favoriser l’instauration d’institutions plus justes, semblables à celles existantes en Europe. On parle alors d’institutions dites inclusives, par opposition aux institutions extractives dont je viens de vous parler.
Et donc ces conditions de départ auraient eu un impact sur le développement économique futur des pays colonisés ?
C’est ce que les auteurs vont mettre en avant oui. Leurs travaux vont également souligner une tendance généralement inverse entre le niveau initial de richesse d’une colonie, et son développement aujourd’hui. Plus la région d’établissement d'une colonie était riche au départ, moins la prospérité de ladite région est élevée aujourd’hui.
Et donc au final, qu’est-ce qu’on retient de ce prix Nobel ?
D’abord, l’apport méthodologique et technique de ces auteurs a eu un impact considérable en économie. Les propos de l’article original, publié en 2001, ont été énormément cités, discutés, et enrichis. Ensuite, un prix Nobel peut révéler quelque chose du contexte politique dans lequel on se trouve. C’est intéressant que la Banque Centrale de Suède ait décidé de récompenser les travaux d’économistes travaillant sur des questions institutionnelles, qui vont souligner l’importance et l’efficacité des institutions (souvent démocratiques) dans le développement économique d’un pays.
Notamment une année où plus de la moitié de la population
mondiale est appelée aux urnes. Rafraîchir la mémoire ne fait jamais de mal !
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.