Avec sa chronique Les femmes ou les "oublis" de l'Histoire, Juliette Raynaud explore "les silences de l'Histoire" (Michelle Perrot) et nous invite à (re)découvrir notre matrimoine oublié, une histoire après l'autre...
Vous connaissez Suzanne Valadon ?
Passée de modèle à peintre autodidacte, Suzanne Valadon s'inscrit dans la tradition picturale tout en en renouvelant les codes avec un style, une approche et un regard résolument modernes.
Enfant de la butte, Marie-Clémentine Valadon est élevée par sa mère lingère. Jugée turbulente, elle ne se conforme pas aux attentes des sœurs censées lui faire son éducation et commence à travailler à 11 ans, en tant que couturière et lingère.
C’est en livrant du linge qu’elle rencontre son voisin, Henri de Toulouse-Lautrec, qui lui fait découvrir la vie nocturne de Montmartre. Elle a 14 ans. Elle fréquente cafés et cabarets et devient acrobate dans un cirque amateur. Suite à une mauvaise chute de trapèze qui met fin à sa carrière à peine débutée, elle devient modèle. Pour exercer cette profession rémunératrice mais peu convenable, elle se choisit le prénom Maria.
C’est comme ça qu’elle subvient à ses besoins et s’introduit dans le monde artistique.
Elle trouve sa place dans des ateliers de nombreux peintres reconnus parmi lesquels Auguste Renoir. Ses longues séances de pose sont l’occasion d’un véritable apprentissage : elle écoute, observe les artistes au travail et s’imprègne des techniques et considérations esthétiques de ceux qui l’emploient, mais elle se garde bien de leur révéler son activité de dessinatrice.
En 1883, à 18 ans, elle réalise son premier autoportrait signé « Suzanne Valadon ». Cette même année, elle donne naissance à son fils unique, Maurice, né de père inconnu. Il sera reconnu par Miguel Utrillo qui lui donnera son nom.
Celui qui la prénomme Suzanne est aussi le premier à la reconnaître en tant qu’artiste : en 1885, Henri de Toulouse-Lautrec la peint dans un portrait qu’il intitule Portrait de la peintre Suzanne Valadon.
Comme beaucoup d’artistes, Suzanne Valadon commence par le dessin. Elle trace sur le papier des lignes qui insistent sur le mouvement des corps, des éléments du décor... Elle développe un style bien à elle, notamment l’usage du cerne, un trait noir qui insiste sur les contours des silhouettes et des objets.
Suzanne Valadon est la première femme à exposer au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts. En 1894, elle est la seule femme parmi les exposants.
Elle y présente 5 de ses dessins. Edgar Degas est émerveillé par son talent. Il lui achète ses dessins et lui enseigne les techniques de la gravure. Elle ne posera jamais pour lui. Ils resteront grands amis toute leur vie.
A partir de 1903, elle peint ses premiers grands nus féminins. Dans son œuvre, les femmes sont présentées à différents âges, dans des tâches banales, elles sont occupées, nonchalantes, parfois même avachies. Suzanne Valadon a un regard bien à elle et une approche peu conventionnelle. Elle renonce aux habituelles idéalisation et érotisation des corps féminins et renverse l’esthétique qui privilégie la jeunesse et la passivité.
Ses odalisques sont imposantes, allongées sur des divans recouverts d’un tissu bariolé, en pyjamas, une cigarette à la bouche, des livres à leurs pieds. Dans La chambre bleue (1923), le modèle n’est pas là pour séduire celui qui regarde. Tout en s’inscrivant dans la tradition picturale, Suzanne Valadon brise les représentations habituelles de la féminité.
A 45 ans, Suzanne Valadon entame une liaison avec le jeune peintre André Utter, un ami de son fils. Ce dernier servira de modèle pour nombre de chefs-d’œuvre de l’artiste. Elle le représente à ses côtés sur le fameux tableau Adam et Eve qu’elle peint en 1909 et expose au Salon d’Automne.
La taille monumentale de ce double portrait allégorique en pieds et la position frontale des nus en font toute l’audace. Cette iconographie religieuse traditionnelle se teinte ici d’une charge nouvelle, amoureuse et érotique. Ce nu masculin représenté comme objet de désir par la femme qui le peint est sans précédent et confirme la liberté et l’assurance de l’artiste. Suzanne Valadon est une des rares femmes à oser peindre un homme nu, de face, sans masquer son pubis (qu’elle couvrira finalement d’une feuille de vigne pour le rendre « convenable » aux yeux des critiques).
Elle signe son dernier autoportrait à 66 ans, Autoportrait aux seins nus, où elle observe, avec la même bienveillance qu’elle accorde à ses modèles, le vieillissement de son propre corps. Tout au long de sa carrière, elle révèle sans peur et avec honnêteté les corps et la vie intime des femmes.
L'œuvre de Suzanne Valadon est à découvrir jusqu’au 26 mai au Centre Pompidou.
Sa dernière monographie à Paris remontait à 1967.