Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez aborder la question de la valeur morale de l'humour à travers deux cas récents.
Avant mercredi matin, le 16 juin, j’avais prévu de parler uniquement de l’un des articles figurant dans un numéro spécial de la revue de langue anglaise Humor (« Humour »), paru récemment. Cet article analyse la manière dont les médias d’information ont apprécié l’usage de l’humour pendant la pandémie de Covid-19 (1). Mais il y a eu la une du journal L’Equipe du mercredi 16 juin : « Comme en 18 », qui aspirait à exprimer le plaisir suscité par la victoire de l’équipe de France de football sur l’équipe d’Allemagne à l’euro 2020.
Elle a été jugée de mauvais goût.
On a parlé de polémique, de controverse, de honte, d’incident diplomatique, on a dit que L'Equipe avait « déraillé », qu’on avait ressorti les « vieux cadavres nationalistes », etc. (2).
Dans la mesure où la question du mauvais goût s’est également posée à propos de l’emploi de l’humour dans le contexte de la pandémie, je n’ai pu m’empêcher de m’intéresser à la valeur morale de la une de l’Equipe. Le mauvais goût de « Comme en 18 » reflèterait-il une déficience en matière de perception ou de discernement sur ce qui était esthétiquement (et moralement) approprié dans cette situation, ainsi qu’une déficience en matière de préférence ou d’inclination ? Je n’en sais rien, mais cette une a réveillé un certain contexte – celui qui a permis d’interpréter « Comme en 18 » autrement que « Comme en 2018 », l’année de la victoire de l’équipe de France au championnat du monde au cours duquel elle avait adopté un style de jeu voisin de celui de mercredi. On pouvait s’en passer.
L’auteur de l’article sur la manière dont l’humour relatif à la pandémie a été apprécié par les médias d’information, Nathan Miczo, se réfère à une approche philosophique de la responsabilité sociale des journalistes à l’égard du public. Selon cette approche, l’humour, pour être moralement approprié, doit respecter trois principes fondamentaux : dignité (chaque personne possède une valeur intrinsèque et a droit au respect), non-malfaisance (il ne faut pas causer de torts à autrui, sachant que l’humour peut potentiellement causer des torts) et véracité (il s’agit de « représenter l'essence de la vérité dans une situation donnée »).
L’auteur a-t-il appliqué ces principes à l’humour tel qu’il a été pratiqué dans le contexte de la pandémie ?
Il a d’abord mené une recherche empirique. Elle reposait sur quinze articles de presse, issus pour l’essentiel de médias américains, qui ont été publiés entre mars et juin 2020.
Il est apparu que ces articles rendent compte de l’humour sur le Covid-19 en posant quasi systématiquement la question de son caractère approprié. Ils citaient d’ailleurs des exemples « appropriés », comme : « Vous souvenez-vous du bon vieux temps, quand on n’avait pas besoin de trois heures pour se laver les mains ? ». Ces articles rappellent aussi que l’humour avait existé au cours de catastrophes et de tragédies du passé, ce qui leur permettait de conclure que « les gens utilisent l'humour pour faire face aux périodes de stress et de crise ». Une humoriste déclarait ainsi dans l’un des articles : « Le rire est un symbole d'espoir, il est devenu l’un de nos besoins les plus fondamentaux, au même titre que le papier toilette », tandis que les chercheurs invités à apporter leurs lumières sur la pandémie considéraient l’humour comme un mécanisme de défense et d’adaptation.
En définitive, à quelles conditions l’humour est-il approprié au contexte du Covid-19 ?
Il doit, selon Nathan Miczo, respecter les principes de dignité, de non-malfaisance et de véracité. L’humour doit d’abord venir de nous ou être approprié à nos situations personnelles - il doit, selon ses mots, « entrer en résonance avec les expériences de chacun ». C’est l’application du principe de dignité.
Ensuite, il ne doit causer de tort ni aux victimes ni aux populations fragiles. Il ne peut pas non plus porter sur la tragédie en elle-même. Mais il peut s’intéresser à certaines conséquences de la pandémie, par exemple aux mesures de confinement et de distanciation sociale. Voici le principe de non-malfaisance.
Enfin, l’humour doit rendre compte avec fidélité de la situation. C’est ici qu’il peut remplir des fonctions psychologiques et sociales – psychologiques, parce qu’il permet d’apaiser et de donner le sentiment de mieux contrôler la situation ; sociales, parce qu’il peut susciter la croyance que nous sommes tous dans le même bateau.
Nathan Miczo observe cependant que cette dernière fonction est problématique sur le plan moral car elle peut conduire à ignorer les divisions sociales créées indirectement par la pandémie. Il juge même que les médias d’information ont été « irresponsables » en laissant entendre que l’humour protège contre le virus. Sa conclusion est que l’humour, dans le cas de la pandémie, devrait aller au-delà des effets purement individuels : il devrait aussi permettre de percevoir les enjeux collectifs de la pandémie. Sur ce point, on ne peut que lui donner raison.
(1) N. Miczo, « The ethics of news media reporting on coronavirus humor », Humor – International Journal of Humor Research, 34(2), 2021, p. 305-327.
(2) Ces mots et expressions sont extraits des articles suivants, tous datés du 16 juin 2021 : « Après la une polémique de ‘l’Equipe’, l’ambassadeur allemand en France calme le jeu », Libération ; « ‘Comme en 18’: la Une de L’Equipe après France-Allemagne fait polémique », La Voix du Nord ; « ‘Comme en 18’ : la une de ‘l’Equipe’ sur la victoire des Bleus face à l’Allemagne ne passe pas », L’Obs ; et « Euro 2020 : ‘Comme en 18’, l’Equipe déraille en 'Une' après France – Allemagne », RTBF.
Laurence Aubron - Alain Anquetil
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Image par Alan Garnier de Euradio