La chronique philo d'Alain Anquetil

Questions de justification à propos de l’amende de 1,2 milliard d’euros infligée à Meta

Questions de justification à propos de l’amende de 1,2 milliard d’euros infligée à Meta

Nous accueillons chaque semaine sur euradio Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de questions de justifications liées à l’amende de 1,2 milliard d’euros qui a été infligée à Meta (la maison mère de Facebook) par l’Irlande en raison du transfert de données numériques d’utilisateurs européens vers les États-Unis.

Oui, et l’on notera – c’est le point de départ de notre sujet – que Meta va faire appel de la décision parce qu’elle la juge « injustifiée » (1). Cette question de « justification » doit être comprise à la lumière de l’histoire des accords entre l’Europe et les Etats-Unis (les « Boucliers de Protection des Données ») qui ont été conclus puis annulés par des décisions de justice au cours des années passées (2).

C’est une affaire essentiellement juridique ?

Absolument : les accords-cadres entre l’Europe et les États-Unis étaient générateurs de droits, le Règlement Général sur la Protection des Données européen impose des conditions à l’utilisation de données après leur transfert aux États-Unis, et les valeurs de l’Europe sont inviolables (3).

Par exemple la dignité humaine.

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne l’affirme clairement (4).

En outre – et ceci rejoint l’idée de justification –, la dignité humaine « constitue la base même des droits fondamentaux » (5).

Quel est le rapport avec la justification ?

Le fait d’affirmer que telle valeur ou telle croyance est « la base » de quelque chose renvoie à l’idée que, lorsque l’on cherche une justification, on essaie de « remonter » à une valeur ou à une croyance « fondamentale ».

Cette valeur ou cette croyance est fondamentale au sens où elle « justifie » sans avoir besoin d’être elle-même justifiée, ou en étant auto-justifiée.

N’est-ce pas toujours ainsi que l’on procède ?

Non : la croyance que, par exemple, nous pouvons utiliser les données personnelles d’un individu sans son consentement peut être justifiée, non par une croyance fondamentale, mais par sa cohérence avec nos autres croyances, comme des croyances de nature légale ou liées à la recherche médicale.

Ceci évite, soit dit en passant, d’être confronté aux problèmes du genre de celui que souligne la philosophe Christine Tappolet : « une croyance auto-justifiée est en fait dénuée de justification » (6).

Elle observe également que, dans l’approche fondée sur la cohérence, « la justification ne dépendrait pas d’improbables croyances fondamentales, mais plutôt de la manière dont les différents éléments s’étayent les uns les autres ».

Mais on peut imaginer qu’un système de croyances immorales pourrait être cohérent …

C’est l’une des objections faites à cette approche, qui présente toutefois l’avantage de rendre compte du fait que nous tendons à vérifier en permanence, par la réflexion, la cohérence de nos croyances (7).

Cependant, comme le souligne la philosophe Julia Hermann, c’est beaucoup demander « à des êtres finis comme nous » : « Si, pour avoir des convictions morales justifiées, il fallait s’engager dans des réflexions [de ce type], cela impliquerait qu’on ne pourrait jamais dire de quiconque qu’il a des convictions justifiées » (8).

Quelle est la solution du problème ?

Les deux conceptions que nous avons envisagées ont l’avantage de répondre à un problème connu en philosophie et dans les sciences, celui de la « régression infinie », que nous suggérions à la conclusion de notre dernière chronique (9).

Comment éviter de devoir justifier notre croyance C1 par une croyance C2, elle-même justifiée par C3, C4, jusqu’à l’infini ? En faisant intervenir une croyance fondamentale, en considérant que la cohérence de nos croyances peut servir de justification – ou par d’autres voies dont nous n’avons pu parler.

Une chose est claire cependant : en pratique, nous tendons à stopper le processus de justification d’une manière ou d’une autre. Sinon, nous serions mal placés pour agir moralement et assumer la responsabilité de nos actes.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.

(1) « Données personnelles : Meta écope d’une amende record d’1,2 milliard d’euros en Europe », Le Figaro, 22 mai 2023. L’article indique que, « dénonçant une amende ‘injustifiée et inutile’, Meta va faire appel en justice. »

(2) Voir « L’imbroglio juridique sur le transfert de données menace les entreprises en Europe », Le Figaro, 24 septembre 2020, et « Qu’est-ce que le Bouclier de Protection des Données ? », CNIL.

(3) Voir « RGPD : de quoi parle-t-on ? », CNIL.

(4) Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 7 décembre 2000. 

(5) Voir les « objectifs et valeurs de l’Union européenne ».

(6) C. Tappolet, Émotions et valeurs, Paris, PUF, 2000.

(7) Un exercice qui, selon Christine Tappolet, correspond à notre « pratique réflexive quotidienne » (ibid).

(8) J. Hermann, On moral certainty, justification, and practice: A Wittgensteinian Perspective, Palgrave Macmillan, 2015.

(9) « La normativité de la nouvelle directive européenne contre la corruption », 21 mai 2023.