La chronique philo d'Alain Anquetil

L’Ukraine peut-elle s’inspirer de la situation de Mélos face à Athènes au Ve siècle avant notre ère ?

L’Ukraine peut-elle s’inspirer de la situation de Mélos face à Athènes au Ve siècle avant notre ère ?

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler d’un événement historique qui pourrait inspirer les Ukrainien·nes dans le contexte de la guerre avec la Russie.

C’est ce que propose un article paru en décembre 2022 (1). Il traite des leçons que les Ukrainien·nes pourraient tirer de la guerre entre les Athénien·nes et les Mélien·nes (les habitants de l’île de Mélos) qui eut lieu au Ve siècle avant notre ère.

Thucydide a raconté le sort cruel que subirent les Mélien·nes après leur défaite (2). À la question « Comment éviter pareille tragédie en Ukraine ? », les auteurs de l’article répondent qu’« un compromis pourrait être une option sage ».

Ce point de vue a été critiqué par l’historien Sven Holtsmark. Il écrivait le 27 janvier dernier que si, « dans notre monde imparfait, faire un compromis avec un agresseur [la Russie] peut s’avérer pertinent sur le plan pragmatique et moral », il faut que certaines conditions soient réunies (3).

Pouvez-vous préciser la nature de ces conditions ?

Par exemple, Holtsmark note que les auteurs de l’article de décembre 2022 « semblent considérer la guerre de la Russie contre l’Ukraine comme un ‘conflit’ soluble dans lequel chacune des parties a des griefs légitimes contre l’autre, et le régime politique russe comme un régime normal qui fonctionne selon des règles ‘largement acceptées’ ».

De tels présupposés ne sont pas compatibles avec la recherche d’une ligne de conduite « sage ».

La comparaison de la situation de l’Ukraine avec celle de Mélos il y a presque 2.500 ans est-elle pertinente ?

Jean Voilquin, traducteur de Thucydide, observait à la fin des années 1930 que « tous les problèmes politiques, moraux ou philosophiques qui tourmentent à l’heure actuelle une humanité désorientée [se] trouvent posés » dans la guerre du Péloponnèse, par exemple les « rapports des peuples entre eux » et l’« immoralité de la force brutale » (4).

Et sur le fond ?

Sur le fond, comparer la situation de l’Ukraine avec celle de Mélos est discutable, bien qu’on y trouve l’« immoralité de la force brutale » exercée par un agresseur.

Thucydide raconte que, le rapport de force étant à l’avantage d’Athènes, une délégation athénienne avait conseillé aux Mélien·nes de se soumettre. Dans leur propos, l’idée de justice était écartée au profit de la force : « La justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder ».

Pour les Athénien·nes, la sagesse demandait aux Mélien·nes de se rendre sans combattre ?

Oui, d’ailleurs les Athénien·nes ont évoqué ce mot pour répondre à l’argument selon lequel les alliés des Mélien·nes pourraient les secourir : « Ce serait la pire des imprudences, si après notre départ vous n’adoptiez pas une résolution plus sage », ou encore : « En délibérant sagement, vous éviterez ce malheur [la ruine provenant de vaines espérances] et vous conviendrez qu’il n’y a rien d’infamant à céder à un État puissant, dont les propositions sont pleines de modération », etc. (5).

Ce qui arriva – Mélos fut vaincue, les hommes en âge de combattre furent tués et les femmes et les enfants réduits en esclavage – suggère que la proposition de la délégation athénienne était l’option la plus sage.

La situation est-elle transférable au cas ukrainien ? Les contextes sont trop différents, et même s’il existe des généralités en commun, on ne peut se fonder sur elles pour en tirer des enseignements pratiques. « Laissons Thucydide en dehors de la guerre de la Russie contre l’Ukraine », conclut avec justesse Sven Holtsmark.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.

(1) L’article, publié le 22 décembre 2022 dans le Commonweal Magazine, a été posté dans un blog le 3 janvier 2023 : G. M. Reichberg, S. Tønnesson & H. Syse, « Right on its side, but not might? ».

(2) Thucydide, tr. J. Voilquin (notes de J. Capelle), Histoire de la guerre du Péloponnèse, Garnier Flammarion, 1966.

(3) S. G. Holtsmark, « Ukraine is not Melos, and Russia is not Athens », 27 janvier 2023.

(4) Thucydide, op. cit.

(5) « Sagesse » a ici le sens de « sagesse pratique ». Voir la Chronique philo du 14 février 2022 : « Sagesse, prudence et déraison dans la crise ukrainienne ».