La chronique philo d'Alain Anquetil

La gratitude dans les échanges d’applaudissements entre Volodymyr Zelensky et le Parlement européen 

Kenzo Tribouillard - AFP La gratitude dans les échanges d’applaudissements entre Volodymyr Zelensky et le Parlement européen 
Kenzo Tribouillard - AFP

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler des applaudissements qui ont accompagné la prise de parole du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, devant le Parlement européen le 9 février dernier.

Il a été chaleureusement accueilli, en particulier par la présidente du Parlement, Roberta Metsola. Avant de lui passer la parole, elle s’est exclamée en ukrainien : « Gloire à l’Ukraine ! » (1). C’est alors que, sous les applaudissements, Volodymyr Zelensky s’est rendu à la tribune en remerciant l’assistance, avant de reprendre l’exclamation « Gloire à l’Ukraine ! » – et de marquer une pause.

À cause de l’émotion.

Oui, l’expression de son visage a changé, si bien qu’on a pu dire qu’il avait été « ému aux larmes au moment de prendre la parole » (2).

Ce qui est intéressant, c’est que le président ukrainien a applaudi à son tour, ce qui a provoqué une nouvelle séquence d’applaudissements.

Pourquoi est-ce intéressant ?

Pour deux raisons.

En premier lieu, ce moment d’échange avait la nature d’une conversation bien que, dans ce genre de contexte, l’orateur·rice n’échange pas des paroles avec des membres de l’assemblée comme c’est le cas lors d’une conversation entre deux ou plusieurs personnes. Mais l’assemblée peut se manifester à travers des expressions d’approbation ou de désapprobation, spécialement des applaudissements ou des huées.

Des chercheur·euses en sciences sociales ont identifié des procédés rhétoriques qui permettent à un·e orateur·rice non seulement de susciter l’attention de son public, mais aussi de provoquer des applaudissements.

Ces procédés reposent non pas sur le contenu de son discours, mais sur la manière dont il est construit. Par exemple, on a constaté que les applaudissements pouvaient survenir après une liste de trois éléments comme « nos objectifs, notre stratégie et notre détermination », car le public s’attend, après la conjonction « et », à ce que le troisième élément (ici « notre détermination ») arrive pour conclure le propos de l’orateur·rice (3).

Ce genre de procédé contribue à expliquer la coordination remarquable du public quand il applaudit un orateur à l’unisson. Elle est remarquable parce que chacun·e de ses membres applaudit spontanément, sans qu’il y ait contagion ou imitation, encore moins délibération (4).

Quelle est la deuxième raison pour laquelle l’échange entre le président ukrainien et les parlementaires européen·nes est digne d’intérêt ?

Elle concerne l’objet de leur « conversation ». Il est sujet à interprétation, mais on peut estimer qu’il s’agit de la gratitude, de la reconnaissance que l’on éprouve envers celles et ceux qui nous ont apporté leur aide.

Les applaudissements exprimeraient de la gratitude ?

Oui : après avoir dit « Gloire à l’Ukraine », Volodymyr Zelensky éprouve l’émotion morale de gratitude qui le conduit à applaudir brièvement, provoquant les applaudissements des parlementaires, puis commence son discours par des remerciements.

Il s’agit ici d’une gratitude sincère, pas d’une gratitude formelle qui, selon André Comte-Sponville, est « servilité déguisée, égoïsme déguisé, espérance déguisée. On ne remercie que pour en avoir davantage (on dit « merci », on pense « encore » !) » (5).

Selon le philosophe Tony Manela, la gratitude est « une réponse appropriée à certains avantages reçus d’un bienfaiteur » (6). Elle inclut des remerciements, le fait d’éprouver un « sentiment de bonne volonté », ainsi qu’« une disposition à rendre la pareille au bienfaiteur en question » et à ne pas lui causer de tort à l’avenir. Pour les anthropologues évolutionnistes Daniel Fessler et Kevin Haley, cette émotion aurait été sélectionnée par l’évolution afin de « prolonger des relations de coopération potentiellement bénéfiques entre des acteurs qui se connaissent » (7).

« Prolonger des relations de coopération potentiellement bénéfiques », c’est sans doute de cela qu’il était question lors de l’échange d’applaudissements du 9 février 2023.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.


(1) Parlement européen, Séance plénière du 09-02-2023.

(2) « Zelensky à Bruxelles : les images fortes du président ukrainien, très ému, devant le Parlement », tf1info.fr, 9 février 2022.

(3) Voir J. M. Atkinson, Our masters’ voices, Methuen, 1984 (l’exemple de la liste de trois provient de cet ouvrage ; la traduction vient de M. Relieu et F. Brock, « L’infrastructure conversationnelle de la parole publique. Analyse des réunions politiques et des interviews télédiffusées », Politix, 31(8), 1995, p.77-112). Voir aussi J. Heritage & D. Greatbatch, « Generating applause: A study of rhetoric and response at party political conferences », American Journal of Sociology, 92(1), 1986, p. 110-157; et P. Bull, « Claps and Claptrap: An analysis of how audiences respond to rhetorical devices in political speeches », Journal of Social and Political Psychology, 4(1), 2016, p. 473-492.

(4) Cf. M. Relieu et F. Brock, op. cit.

(5) A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Paris, PUF, 1995.

(6) T. Manela, « Gratitude to nature », Environmental Values, 27(6), 2018, p. 623-644.

(7) D. M. T. Fessler & K. J. Haley, « The strategy of affect: Emotions in human cooperation », in P. Hammerstein(dir.), Genetic and Cultural Evolution of Cooperation, MIT Press, 2003.