Chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA, École de Management, nous livre une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’usage de l’expression « éternel retour » dans les médias.
Lorsqu’elle est utilisée dans les médias, l’expression « éternel retour » fait rarement référence au sens radical du mot « éternel » : « qui n’a ni commencement ni fin » (sauf quand il est question de la cosmologie grecque ou de la pensée de Nietzsche). Ce titre du journal Libération : « Au Parlement, l’éternel retour de la fin de vie », relatif à la proposition de loi qui est examinée en ce moment à l’Assemblée nationale, en est un exemple : la référence à un « éternel retour » vise simplement à rappeler que le texte est en discussion depuis 10 ans, un délai jugé bien trop long (1).
Mais il arrive qu’une telle référence suggère le retour nécessaire de quelque chose, une sorte de déterminisme cyclique, à l’image d’un cas très récent relatif à l’or ou de ce titre d’une chronique du New York Times portant sur le candidat Donald Trump avant son élection en 2017 : « L’éternel retour du despotisme non éclairé » (2).
A quoi renvoie ce « déterminisme cyclique » ?
A la doctrine cosmologique de l’éternel retour, qui a été notamment défendue par les Stoïciens. Elle affirmait qu’après un cataclysme ayant provoqué sa destruction, le monde renaît toujours, se répétant de manière identique, exactement pareil à ce qu’il était (3). Selon les termes du philosophe Aristoclès, « à certains moments déterminés, le monde entier s’embrase, et après il se remet de nouveau en ordre » (4).
Une succession sans fin de disparitions et de renaissances ?
A laquelle il faut ajouter la thèse de l’identité, que le philosophe Jonathan Barnes résume ainsi :
« Entre tous les mondes infinis [ceux qui ont déjà existé et déjà péri, sachant que des mondes infinis périront et existeront de nouveau], il n’y a point de différence ; les objets qui les remplissent, les événements qui en constituent les histoires, sont […] exactement les mêmes » (5).
C’est sur cette répétition à l’identique des événements que portent les références à l’éternel retour dont nous parlons.
Mais elles ne vont pas aussi loin…
En effet. Les considérer littéralement supposerait de prendre au sérieux ce propos rapporté par Barnes :
« Les Stoïciens disent que lorsque les planètes se retrouvent au même point du ciel où chacune d’elles s’est trouvée au commencement, […] elles font naître, selon des périodes de temps spécifiées, une conflagration et une destruction des choses qui existent ; et puis de nouveau le monde se rétablit de même façon qu’avant : […] chaque événement de la période passée s’accomplit de nouveau sans aucune différence. En effet, Socrate et Platon et chacun des hommes existeront encore une fois avec les mêmes amis et concitoyens : ils éprouveront les mêmes expériences, et ils commettront les mêmes actes ; et chaque cité, chaque village, chaque champ se rétablira de la même façon. Ce rétablissement de toutes choses ne se passe pas une fois seulement, mais plusieurs fois – ou plutôt, les mêmes choses se rétablissent à l’infini et sans fin. » (6)
Cela ne correspond guère à nos manières de penser…
Parce que nous avons une conception linéaire et irréversible du temps, qui est cohérente avec ce que Christine Dumas-Reungoat appelle une « fin du monde radicale » (8). Elle diffère de « la fin d’un monde indéfiniment répétée » propre à l’éternel retour (9).
Cependant, si nous sommes déterministes en un sens absolu, si nous croyons qu’il n’y a pas d’événement sans cause et que les mêmes causes produisent les mêmes effets, nous pouvons être tentés de croire en un retour périodique (ou éternel, si l’on y tient) des mêmes événements.
A première vue, cela pourrait fonctionner à propos de l’or : nous croyons par expérience qu’une situation économique incertaine cause une hausse du cours de l’or (nous le constatons depuis quelques mois). Mais les mêmes conditions, c’est-à-dire la même incertitude, se répètent-elles vraiment de façon identique ? Et n’y a-t-il pas déjà eu des situations d’incertitude économique qui n’ont pas entraîné une hausse de l’or ?
Le cas de l’avènement d’un despotisme non éclairé soulève une autre objection. L’auteur de la chronique du New York Times notait que, « si les citoyens estiment que leur sécurité est menacée, ils auront tendance à soutenir des politiques relativement autoritaires » (10). Mais ici il s’agit d’une tendance et non d’une cause.
En bref, il n’est pas évident que nos croyances en un éternel retour puissent s’appuyer sur la notion de causalité.
Il n’empêche que l’or est une valeur refuge…
Oui, et un récent article établit une relation entre ce que symbolise ce métal précieux et le fait qu’il puisse jouer « éternellement » le rôle d’un ultime recours (11).
L’auteur de l’article rappelle que « depuis plus de 5.000 ans, l’or accompagne l’humanité comme symbole de pouvoir, de richesse et, surtout, de sécurité » ; qu’il reprend aujourd’hui une place centrale, « non pas comme une tendance ou une réaction émotionnelle, mais comme ce qu’il a toujours été : un témoin silencieux du temps qui protège ceux qui le détiennent lorsque tout le reste vacille » ; enfin, que sa fonction n’est pas de rapporter des intérêts ou des dividendes : « il existe, tout simplement, et en période de doute, cela suffit ». Il aurait pu ajouter que l’or « est le métal de l’éternité » ou qu’il figure l’immortalité, ce qui aurait donné encore plus de substance à sa référence à l’éternel retour (12).
Mais l’allusion a des limites, ne serait-ce qu’en raison du fait, rappelé par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, que « l’or est [aussi] un trésor ambivalent ». Car « si l’or-couleur et l’or-pur métal sont des symboles solaires, l’or-monnaie est un symbole de pervertissement et d’exaltation impure des désirs, […] une dégradation de l’immortel en mortel » (13).
Voilà qui limite sérieusement, non sans ironie, la portée d’un « éternel retour de l’or ». Mais ici, l’usage de l’expression « éternel retour » va au-delà du procédé rhétorique, de la banalité d’un lieu commun. En renvoyant à un arrière-plan symbolique, mythique et philosophique – en renvoyant, en particulier, à la notion de causalité –, elle attire l’attention et éveille l’esprit critique, ce qui est déjà beaucoup.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.
Références :
(1) Libération, 15 avril 2025. On y trouve également cette phrase : « La reprise des débats sur la fin de vie en commission le 9 avril, et en séance à l’Assemblée du 12 au 27 mai, est un éternel recommencement ».
(2) « The eternal return of unenlightened despotism », New York Times, 4 août 2016. Selon l’auteur de la chronique, Donald Trump promettait alors « aux électeurs le confort, la sécurité et même le bonheur que les dirigeants autocratiques prétendent pouvoir leur apporter. Il [avait] fondé sa candidature à la présidence sur l’aspiration à un leadership autoritaire qui, selon lui, anime la majorité des électeurs. »
(3) Nous empruntons ces derniers propos au CNRTL et au Dictionnaire encyclopédique Quillet, R. Mortier (dir.), « Retour », Librairie Aristide Quillet, 1934.
(4) Cité par Jean-Baptiste Gourinat, « Éternel retour et temps cyclique dans la philosophie stoïcienne », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 127(2), 2002, p. 213-227. Aristoclès était un philosophe du début de notre ère.
(5) J. Barnes, « La doctrine du retour éternel », in J. Brunschwig (dir.), Les Stoïciens et leur logique, Paris, Vrin, 2006, p. 421-439.
(6) La citation provient de Némésius, un philosophe et théologien des IVème et Vème siècles de notre ère.
(7) Elle a pour origine, entre autres, la vision chrétienne du salut et la croyance dans le progrès.
(8) C. Dumas-Reungoat, « De la fin d’un monde à la fin du monde », Kentron, 12, 1996, p. 73-123. Voir aussi « « L’éternel retour de la fin du monde », in N. Journet (dir.), Les grands mythes. Origine, histoire, interprétation, Sciences Humaines Editions, 2017. Christine Dumas-Reungoat est professeure de langue et littérature grecques
(9) Ibid.
(10) Cette citation provient de l’article suivant : M. J. Hetherington & E. Suha, « Authoritarianism, threat, and Americans’ support for the war on terror », American Journal of Political Science, 55(3), 2011, p. 546-560.
(11) Jorge Calzada Zubiría, « The eternal return of gold: A solid refuge in times of uncertainty », El Mundo America, 14 avril 2025.
(12) J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont / Jupiter, 2ème édition, 1982.
(13) Ibid.