Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Aujourd’hui on va revenir avec vous sur la déclaration du Président de la République la semaine dernière concernant la possibilité d’envoyer des troupes au sol en Ukraine. Qu’est-ce qu’il faut en penser ?
Déjà, il faut rappeler le contexte. Le Président s’exprimait le 26 février à l’occasion de la conférence organisée à Paris pour discuter du soutien à l’Ukraine. Et cette conférence faisait suite à une rencontre avec Volodymyr Zelensky 10 jours plus tôt pour signer un accord bilatéral de sécurité. Autre élément de contexte très récent : quelques jours avant la visite du Président ukrainien, les Français ont dénoncé l’existence d’un vaste réseau de sites internet chargés de diffuser de la propagande russe en France, aux États-Unis, et plus largement en Europe. L’Allemagne et la Pologne, représentées par leurs ministres des Affaires étrangères à Paris, et la France, ont alors annoncé qu’ils allaient mettre en place un système de ripostes pour contrer les ingérences russes. En parallèle de tout ça – derniers éléments de contexte – on a la prise d’Avdiivka par les Russes ; et bien sûr il y a les déclarations de l’ancien Président américain en campagne, Donald Trump, à l’encontre des Européens : il menace de ne pas protéger les Européens membres de l’OTAN si ceux-ci venaient à être attaqués par la Russie. La déclaration d’Emmanuel Macron du 26 février dernier sur la possibilité d’envoyer des troupes au sol en Ukraine s’inscrit dans ce contexte de montée des tensions et de perte de vitesse de l’armée ukrainienne face à l’armée russe.
Mais est-ce que ce contexte, aussi délétère soit-il, exige qu’on envoie des militaires français se battre en Ukraine ? Emmanuel Macron n’est-il pas allé trop loin en faisant cette déclaration ?
Il a brisé un tabou : celui de l’envoi de troupes au sol, et même si ses ministres ont tenté de rassurer, le Président, quelques jours plus tard, a dit clairement qu’il avait pesé chaque mot de cette déclaration. En gros, il n’a pas improvisé ou il n’a pas fait d’erreur de langage comme on pourrait le penser. Alors est-ce qu’il va trop loin ? Oui et non. Oui parce qu’il a provoqué un vent de panique dans les chancelleries européennes, et puis aussi des inquiétudes légitimes dans la population française. D’autant que la réponse de Vladimir Poutine lors de son discours à la Nation prononcé 3 jours après les déclarations de Macron, a clairement menacé l’Occident en cas d’envoi de troupes en Ukraine. Mais il ne faut pas non plus faire de surinterprétation : les Occidentaux sont bel et bien présents sur le sol Ukrainien, et ce depuis le début de la guerre, voire avant, aussi bien dans le cadre de missions de renseignement, que de formation des personnels militaires ukrainiens ou des missions d’entretien du matériel livré. Donc en disant cela, Macron créé une ambiguïté stratégique et parle en fait le langage de la Russie : celui de la menace, de l’incertitude. L’erreur principale qui a été commise au premier jour de la guerre en Ukraine par les Occidentaux c’était d’affirmer leur soutien à l’Ukraine, et dans la même phrase, d’annoncer qu’ils n’enverraient jamais de troupes, d’avion ou de missiles longue portée. En gros, Vladimir Poutine avait un boulevard pour envahir l’Ukraine et il l’a saisi.
Donc pour vous, cette ambiguïté stratégique, elle aurait dû être utilisée dès le départ ?
Je ne sais pas si ça aurait fondamentalement changé le cours de la guerre, mais en tout cas, les sanctions économiques et les déclarations à l’ONU n’ont pas dissuadé la Russie. Vladimir Poutine est un fin observateur de la politique internationale. Il a observé avec intérêt le retrait des Américains d’Afghanistan et leur isolationnisme prononcé, ainsi que le désarmement progressif des pays d’Europe de l’Ouest. Quand il envahi l’Ukraine il a fait le pari que l’OTAN, l’Europe, ne réagiraient pas. Et il a gagné ce pari.
Donc est-ce qu’on doit maintenant envoyer des troupes au sol pour permettre aux Ukrainiens de gagner la guerre, est-ce que c’est la seule solution ?
La France n’a pas vocation à envoyer des soldats se battre sur le front aux cotés des soldats ukrainiens. En tout cas pas toute seule. Les États-Unis n’enverront jamais de soldats, c’est quasiment acté – leur situation politique interne ne le leur permettrait pas. Les Polonais seront réticents tant qu’ils ne seront pas certains du soutien des Américains, et on peut les comprendre parce qu’ils sont en première ligne, juste derrière l’Ukraine. Les Allemands, eux, sont empêtrés dans des divergences de politique en interne qui menacent la coalition actuelle. Et les failles du renseignement et de l’institution militaire qui ont été révélés suite aux écoutes par la Russie de hauts-gradés allemands, ne vont pas faciliter un engagement de l’Allemagne. Donc concrètement, je ne vois pas comment les Français pourraient aller se battre en Ukraine. En revanche, d’un point de vue stratégique, c’est toujours intéressant et utile de maintenir le flou et l’ambiguïté auprès de son adversaire. Surtout que ce sont deux puissances nucléaires qui se parlent, donc sur un pied d’égalité à ce niveau-là au moins.
Mais les États de l’UE se sont tout de suite désolidarisés de la France.
Le fait que les États européens aient immédiatement déclaré qu’il était hors de question d’envoyer des troupes au sol, même s’ils ont raison en soit, et bien ça envoie un message de désunion à Vladimir Poutine. Et on peut imaginer qu’il se réjouit de la situation. Mais si on essaye de voir le verre à moitié plein quand même, on peut aussi penser que les déclarations volontairement provocatrices d’Emmanuel Macron vont avoir pour effet de relancer le débat du soutien à l’Ukraine et des moyens de ce soutien. Quand il avait parlé en 2019 de la mort cérébrale de l’OTAN (et on se souvient des remous diplomatiques que ça avait provoqué à l’époque), ça avait néanmoins forcé les Européens à discuter des budgets de défense des uns et des autres, et à créer leur propre boussole stratégique. Aujourd’hui, il est certain que lors du prochain Conseil européen fin mars, cette question du soutien opérationnel à l’Ukraine sera à l’ordre du jour. Et d’ici là, il peut encore se passer beaucoup de choses.