Jeanne Gohier est analyste sur la finance du climat chez Fideas Capital, qui propose aux Européens d’investir « Smart for Climate », c’est-à-dire de prendre en compte les enjeux du réchauffement climatique dans leurs placements.
Jeanne Gohier nous l'avait dit il y a quelques semaines, le secteur financier peut exercer une pression sur chaque entreprise en décidant d’y investir ses capitaux ou non.
Est-ce qu’il a ce même pouvoir pour un secteur économique entier ?
Oui tout à fait, un investisseur peut décider de ne pas financer certains métiers pour des raisons éthiques. Par exemple : le tabac, l’alcool, les jeux d’argent, les armes sales. Ils sont considérés comme dangereux ou amoraux, et l’économie mondiale pourrait fonctionner sans eux. Cela dit, tous les investisseurs ne sont pas d’accord là-dessus, et beaucoup continuent d’y investir des capitaux. Donc souvent l’exclusion pour des raisons morales est possible, mais pas forcément très efficace.
Mais pour parler du climat par exemple, le secteur financier n’a-t-il pas intérêt à arrêter de financer les secteurs les plus polluants pour accélérer la transition bas-carbone ?
Cela serait très efficace pour mettre une pression énorme sur les secteurs polluants. Mais si l’on prend un peu de recul, ce n’est pas si évident. D’abord, il faudrait que le mouvement soit très largement suivi, pour que ces secteurs soient fortement atteints. Et ces secteurs restent des fournisseurs essentiels pour une majorité de la population aujourd’hui. Par exemple, le secteur pétrolier fournit de l’essence pour des millions de personnes qui doivent se déplacer en voiture : est-ce moral et cohérent de les exclure ? La question est plus complexe qu’il n’y paraît.
Concrètement, que se passerait-il si les investisseurs décidaient d’exclure les secteurs les plus polluants, par exemple les énergies fossiles ?
Cela générerait une double instabilité. D’abord une crise économique et sociale d’ampleur phénoménale si on fait couler ces secteurs brutalement, car ce sont en majorité des secteurs énergétiques. Cela serait extrêmement dangereux pour l’économie et la sécurité des pays, on créerait un chômage massif, le quotidien de nombreux citoyens serait bouleversé. En plus, une crise financière du niveau de celle de 2008, voire pire, avec des pertes de valeur massives pour l’épargne et des pertes de crédit pour les banques.
Et tout cela ne serait pas d’une grande efficacité. Des investisseurs cyniques, sans aucun scrupule pour le climat, pourraient racheter les actions des secteurs polluants à très bon marché. Et les entreprises pourraient continuer de polluer avec des contraintes moins fortes !
Mais si l’exclusion de secteurs entiers est dangereuse, comment contribuer à la transition bas-carbone ?
En réalisant d’abord que ce sont ces secteurs très polluants qui sont les acteurs de la transition, qu’il vaut mieux la faire avec eux que contre eux. A la place de l’exclusion, on peut trier les entreprises selon le degré d’effort qu’elles mettent dans la transition bas-carbone ! Ce n’est pas de l’idéalisme : si de plus en plus d’investisseurs font ce tri, les actions des entreprises pénalisées vont perdre en valeur parce que l’argent va à la concurrence. Les entreprises vont réagir parce que le maintien du prix de l’action est une mission essentielle pour les dirigeants.
Aujourd’hui cette gestion par le tri est privilégiée en France, elle est appliquée à 63% des fonds d’investissement responsable. Les stratégies d’exclusion ne représentent que 11% de ces fonds.
Est-ce qu’il n’y a quand même pas des secteurs dans lesquels un investisseur peut se dire : « ce secteur-là est trop polluant, je n’y mets pas un sou » ?
Oui bien sûr, en Europe il y a, par exemple, un consensus global sur le charbon, le gaz de schiste, le pétrole non conventionnel pour les fonds d’investissement responsables. Les politiques d’investissement sont plus variées sur le pétrole conventionnel, le gaz naturel, le nucléaire… Certains considèrent qu’il faut dès à présent les bannir des fonds, d’autres choisissent d’imposer des seuils de financement car ils reconnaissent que ces secteurs restent essentiels. Les positionnements sont donc subtils, comme celui du fonds souverain de Norvège, qui est une référence en matière d’investissement responsable et qui tire ses ressources … du pétrole. Il exclut seulement les entreprises purement spécialisées dans l’extraction.
Donc pour conclure, exclusion ou pas exclusion ?
L’exclusion, c’est bien d’un point de vue moral, cela permet aux investisseurs de pouvoir se regarder dans la glace lorsqu’ils parlent d’investissement responsable. Oui, certains secteurs méritent aujourd’hui d’être exclus des portefeuilles car des substituts bas-carbone sont à portée de main, comme par exemple le charbon en Europe. Mais il faut rester efficace ! L’exclusion peut être déstabilisante, et donc plus dangereuse que bénéfique ! Comme la transition bas-carbone, elle doit rester ambitieuse, progressive et suivie par une large majorité d’investisseurs.
Source : La gestion Investissement Responsable / 2019 (afg.asso.fr)
Interview réalisée par Laurence Aubron
Image : Kevin Schneider
Tous les éditos "Smart for Climate" de Jeanne Gohier sont à retrouver juste ici