Aujourd’hui vous continuez à nous parler des conséquences de la guerre en Ukraine en revenant sur les appels innombrables à consommer moins de gaz et de pétrole. Et ces appels n’allaient pas de soi il n’y a pas si longtemps !
Effectivement, alors que la transition énergétique a pu parfois conduire à l’opposition entre la fin du mois et la fin du monde, la guerre en Ukraine fait converger ces deux impératifs, avec en prime celui de la morale géopolitique. La sobriété énergétique est soudain devenue impérative. Non pas d’abord pour sauver la planète mais pour sauver l’Europe de la dépendance russe. Et cette idée paraît imprimer dans le public et chez les décideurs, notamment parce que le sentiment d’urgence est bien plus fort que pour la transition au nom de l’écologie.
Revenons à l’idée de départ. Il faudrait donc uniquement moins consommer de gaz et de pétrole. Est-ce que cela ne crée pas des inégalités entre citoyens en fonction des types de chauffage dont chacun dispose ?
Soyons clairs, les appels à baisser le chauffage pour réduire la consommation de gaz ne s'adressent pas aux seuls usagers qui se chauffent au gaz, car économiser l'électricité c'est aussi réduire notre besoin en gaz. En règle générale, chauffer à 19° au lieu de 21° permet de réduire de 20% la consommation d’énergie. Certes, les énergies fossiles n'ont représenté que 7,4% de la production d'électricité en France en 2021, mais dans ce groupe le gaz est prépondérant avec 6,3%, surtout en hiver. Notre électricité aussi c'est du gaz ! Et ce qui est vrai en France l’est encore plus en Italie et en Allemagne.
Pouvez-vous nous parler de cette relation entre gaz et électricité en Europe ?
Oui absolument, en fait les réseaux électriques européens sont connectés entre eux, la France peut par exemple exporter un surplus d’électricité qu’elle ne consomme pas vers ses pays voisins. Et c’est ce qui se passe à la fin de l’hiver, lorsque les centrales au gaz sont déjà arrêtées ou largement réduites : l’électricité économisée est exportée vers l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Espagne entre autres. D’autres pays européens sont dépendants du gaz pour la production d’électricité : la Belgique, les Pays-Bas ou l’Italie, un pays dans lequel 45% de l’électricité est produite avec du gaz. Ainsi, toute baisse de la consommation électrique, où qu’elle soit en Europe, permettra de se passer plus facilement des énergies russes : il y a le gaz, mais il ne faut pas oublier le charbon et le pétrole. C'est en économisant ce gaz cet été que l'on pourra en stocker davantage pour en avoir suffisamment pour l'hiver prochain.
C’est très clair, les Européens sont de facto interdépendants en termes d’énergie et d’électricité. Les efforts des uns bénéficieront donc à tous. Cela vaut le coup qu’un maximum d’Européens s’engagent dans cette voie.
Oui ! Et c'est valable pour tous les usages de l'électricité et de l’énergie en général, chez soi comme au bureau, où les lumières et les appareils restent trop souvent allumés ou en veille la nuit et le weekend. Cela vaut aussi pour d’autres domaines, les transports par exemple : on peut réduire la vitesse, voire les distances parcourues grâce au covoiturage, ou mieux utiliser des modes moins énergivores. Un autre exemple qui a son importance : l’agriculture, un secteur très exposé à la situation actuelle car la Russie est un gros exportateur d’engrais azotés. Il faudrait permettre aux agriculteurs d'utiliser moins de ces engrais sans pour autant réduire la production agricole. C’est possible mais il faut cesser, au niveau européen, de leur imposer des jachères et encourager un assolement raisonné.
Dans ce contexte, comment analysez-vous les appels aux groupes pétroliers européens à quitter la Russie ?
Dans un contexte de crise aussi aiguë, il est très difficile de commenter les propos des uns et des autres sans provoquer de réactions brutales. Je voudrais simplement dire qu’il faut être cohérent. Ou bien on peut se passer du gaz russe et on choisit de le faire définitivement, et dans ce cas les grands groupes énergétiques occidentaux devraient quitter la Russie. Si en revanche on ne peut pas s’en passer et que l’on décide de rester en partie dépendants du gaz russe, « on » étant les Etats européens, les citoyens, consommateurs, entreprises, il paraît difficile de demander aux groupes européens de quitter la Russie. Ce n’est peut-être même pas dans notre intérêt. On ne peut pas tout avoir et tout mettre sur le dos des entreprises dont le rôle n’est pas de résoudre les contradictions des Etats et des populations.
Jeanne Gohier au micro de Laurence Aubron
Jeanne Gohier est analyste sur la finance du climat chez Fideas Capital, qui propose aux Européens d’investir « Smart for Climate », c’est-à-dire de prendre en compte les enjeux du réchauffement climatique dans leurs placements.
Tous les éditos "Smart for Climate" de Jeanne Gohier sont à retrouver juste ici