Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
Le 7 décembre 2022, Berlin a démantelé un réseau d’extrême-droite qui préparait rien de moins qu’un coup d’Etat. Un rappel du poids que peut représenter l’extrême-droite dans le pays, mais tout d’abord que sait-on de ce complot ?
25 membres présumé·es d’un réseau terroriste d’extrême-droite ont été arrêté·es, et de nombreuses perquisitions ont été menées. C’est d’ailleurs l’une des plus vastes opérations de la police allemande depuis longtemps, dans 11 des 16 Länder. Selon les enquêteur·rices, les personnes arrêtées préparaient des attaques armées notamment contre le Bundestag, et un coup d’Etat.
Les questions sur ce réseau de “Reichsbürger” - en français les “citoyens du Reich” - sont nombreuses, mais j’en retiens trois :
- Quels liens avec les centaines de manifestant·es d’extrême-droite qui avaient tenté en août 2020 de pénétrer dans le Reichstag, le bâtiment du Bundestag à Berlin ? C’était en marge d’une manifestation contre les restrictions sanitaires. Et plus largement, quels liens avec l’extrême-droite allemande ?
- Sur quels soutiens pouvaient-ils compter au sein de la police et de l’armée, dont certains de leurs membres sont issus ?
- Et quelle est l’influence des discours et mouvements d’extrême-droite au sein de la population allemande ?
Pour commencer, qui sont ces “citoyen·nes du Reich” ?
Les “Reichsbürger”, c’est un mouvement assez disparate, qui est apparu au cours des années 1980. Ils considèrent que la République fédérale n’est ni souveraine, ni légitime - ses institutions politiques comme administratives (police, fisc, sécurité sociale, etc.), comme ses représentant·es. Et ils ont comme point commun leur révisionnisme historique, même s’ils sont surtout marqués par leur hétérogénéité. Si certain·es sont attaché·es à la République de Weimar, le complot démantelé début décembre était semble-t-il à tendance monarchiste.
La nébuleuse compterait aujourd’hui environ 21 000 membres. Ils·elles ont déjà été impliqué·es dans des actions violentes : selon le BfV, les services de renseignement allemands, environ un millier serait susceptible de commettre des violences de nature terroriste. Leur poids est relativement faible, mais ce qui inquiète particulièrement, c’est la présence de certains militant·es dans des unités, par exemple, des forces spéciales allemandes.
Que représente l’extrême-droite en Allemagne ?
C’est une mouvance politique aux nombreuses tendances, parfois violentes - nous en avions parlé au printemps. Il y a les Reichsbürger, mais aussi le NPD néo-nazi, ou parti national-démocrate d’Allemagne. C’est surtout l’AfD, l’”Alternative pour l’Allemagne”, qui a émergé au cours des années 2010, allant jusqu’à entrer au Bundestag en 2017. Sans doute en partie parce que le parti, dans une certaine mesure, joue le jeu des lois en vigueur et peut donner une image plus policée : il est né de la contestation de l’euro et de l’UE, puis de l’immigration - et officiellement, il interdit tout lien avec les groupuscules d’extrême-droite.
Dans ce paysage fragmenté, des liens existent néanmoins. Ils sont personnels : par exemple parmi les Reichsbürger arrêtés, on compte une magistrate, ancienne députée AfD. On peut imaginer que ces liens soient aussi favorisés par les évolutions politiques, alors que l’AfD elle-même s’est radicalisée ces dernières années dès 2016, Frauke Petry, son ancienne dirigeante, a proposé de réutiliser des termes mis de côté depuis 1945, comme “völkisch”. On a aussi pu entendre dès 2017 un responsable comme le thuringeois Björn Höcke, regretter que Hitler soit considéré comme “l’incarnation du mal absolu”, ou appeler à “un virage à 180 degrés de la politique mémorielle de l’Allemagne”.
Dans ce contexte, qu’apporte cette nouvelle affaire, ce complot démantelé, au débat sur le rôle de l’extrême-droite ?
Elle pose un paradoxe récurrent : comment lutter contre l’extrême-droite, qui est hostile à la démocratie, tout en assurant la liberté d’expression qui est au fondement même de la démocratie ? Ce paradoxe est récurrent depuis 1949 et la naissance de la République fédérale.
On le voit par exemple dans les débats houleux sur l’interdiction ou non du NPD, le parti néo-nazi. La Loi fondamentale stipule - c’est son article 21.2 - que “Les partis qui, d'après leurs buts ou d'après le comportement de leurs adhérents, tendent à porter atteinte à l'ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou à le renverser, ou à mettre en péril l'existence de la République fédérale d'Allemagne, sont inconstitutionnels.”. Par deux fois, en 2017 et 2021, le tribunal constitutionnel a refusé d’interdire le NPD : la démarche du parti est inconstitutionnelle, mais ses résultats électoraux ne représentent pas une menace suffisante. Depuis une réforme constitutionnelle de 2017, d’autres moyens peuvent être mobilisés contre les partis antidémocratiques - comme la réduction des financements publics (directs ou indirects via les avantages fiscaux pour les dons par exemple).
L’AfD pourrait-elle être interdite en Allemagne ?
Le motif du manque de poids électoral ne s’applique pas : l’AfD a encore rassemblé 10,5 % des voix aux législatives de 2021. Et le parti compte plus de 80 députés fédéraux et de nombreux élus régionaux et locaux. Mais il est déjà sous surveillance. Et il n’occupe aucun poste parlementaire à responsabilité - contrairement, en France, au RN depuis l’été 2022. J’ajoute que la fondation politique de l’AfD ne bénéficie d’aucun financement du Bundestag : le parti a d’ailleurs saisi le tribunal constitutionnel sur ce point, et le jugement est attendu au plus tôt en 2023.
Pour résumer, la question est : quel équilibre entre protection des citoyen·nes, et liberté ?
Oui, un équilibre à construire, et à faire vivre à travers le temps. On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions : comment garantir la démocratie contre ses ennemi·es sans pour autant mettre à mal la démocratie ?