Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
Le 14 mai 2023, la Turquie a connu des élections majeures, le premier tour des élections présidentielle et législatives, dans un contexte de crise. De quoi parle-t-on ?
64 millions d’électeur·rices étaient appelé·es à répondre à deux questions : tout d’abord celle de la reconduction (ou non) du président Recep Tayyip Erdogan. Et ensuite, celle de la couleur politique du prochain Parlement, dont les pouvoirs sont affaiblis depuis 2018.
Tout cela dans un contexte de crise économique et politique, alors que le pays peine à se remettre du tremblement de terre de février 2023. Les questions sont nombreuses : celle de l’évolution politique d’un pays dominé par les conservateur·rices pendant 20 ans de l’AKP et un Recep Tayyip Erdogan qui n’aurait pas dû pouvoir se représenter pour un troisième mandat. Il y a la question de la réponse à la crise économique et à l’inflation galopante, celle de la gestion des migrations, du rôle régional de la Turquie, de ses relations avec l’UE, l’OTAN ou la Russie.
Pourquoi dit-on parfois que ces élections turques se jouaient au moins en partie en Allemagne ?
Un chiffre : 3 millions. C’est environ le nombre de personnes d’origine turque qui vivent en Allemagne - dont 1,5 million qui disposent du droit de vote en Turquie, contre 397 000 par exemple en France. L’Allemagne compte la première diaspora turque au monde, avec près de la moitié des électeurs du pays à l’étranger. En 2018, 65 % avaient voté pour Recep Tayyip Erdogan, contre un peu moins de 53 % des voix au total. La participation ce 14 mai 2023 a été en hausse parmi les électeur·rices turc·ques en Allemagne, près de 52 % contre 46 % en 2018.
Du point de vue turc, l’Allemagne représente la première diaspora : qu’en est-il du côté allemand ?
C’est aussi la première communauté étrangère, entre les Turc·ques et Germano-turc·ques. Pendant longtemps, l’Allemagne n’a pas connu de droit du sol en matière de nationalité : son entrée en vigueur ne date que de 2000, avec des assouplissements depuis avec notamment l’introduction de la possibilité de la double-nationalité, et de nouveaux assouplissements promis par la coalition au pouvoir.
Les Turc·ques et Allemand·es d’origine turque sont très divers en termes de parcours migratoires personnels (ou non), d’intégration en Allemagne ou de liens avec la Turquie, de situation économique et professionnelle ou de positionnement politique. Quelques exemples : l’ancien footballeur star Mesut Özil avait renoncé à la nationalité turque en 2007, pour annoncer en 2018 ne plus vouloir jouer sous le maillot allemand et dénoncer des comportements racistes. Tandis que l’Allemagne compte depuis 2021 un ministre fédéral d’origine turque, Cem Özdemir, chargé de l’Agriculture, et que majorité comme opposition comptent des députés d’origine turque. Et comment ne pas citer Uğur Şahin, qui a cofondé BioNTech en 2008, devenu célèbre pour son vaccin contre la Covid-19.
La communauté turque est donc très hétérogène en Allemagne : comment l’immigration turque y a-t-elle évolué ?
Cette immigration prend ses racines en 1961, lorsque Berlin et Ankara ont conclu une “convention de main-d’œuvre” : ce sont des milliers de “Gastarbeiter”, “travailleurs invités” souvent originaires d’Anatolie, qui sont venus dans l’industrie. Plus de 500 000 Turc·ques vivent aujourd’hui en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, au nord-ouest de l’Allemagne. En 1986, le livre de Günter Wallraff - Ganz Unten, “tout en bas”, Têtes de Turcs en français - s’était intéressé à ces travailleurs immigrés dans la Ruhr.
Post-1973, c’est une logique de regroupement familial qui a pris essentiellement le relais - de manière assez similaire à l’évolution de l’immigration en France. L’immigration devenant de plus long terme, des interrogations se sont fait jour sur la capacité d’intégration. En Allemagne, la politique d’immigration s’est essentiellement constituée à travers les corps intermédiaires - il n’y a pas tant eu de débat sur le “pacte républicain” global comme en France.
Comment se caractérise cette intégration de la communauté turque en Allemagne ?
Elle est sans doute aussi diverse que la communauté turque elle-même. Cette dernière compte de nombreux réseaux économiques ou professionnels. Et la Turquie y compte des relais : de nombreuses associations culturelles ou religieuses dépendent du pouvoir turc, dont environ mille mosquées. Il y a une vingtaine d’années, le chancelier fédéral Gerhard Schröder avait même critiqué l’existence de “sociétés parallèles”, mais Berlin comme Ankara ont évolué depuis. La réflexion sur la place de l’islam en Allemagne avance par exemple. A contrario, la question des discriminations reste d’actualité, comme celle de la menace de l’extrême-droite - on peut penser notamment aux assassinats perpétrés par le groupe NSU dans les années 2000.
Pour en revenir aux élections du 14 mai 2023, comment votent les Turc·ques allemand·es ?
On n’a pas encore les chiffres, mais il y a un paradoxe : si les électeur·rices turc·ques en Allemagne ont, jusqu’ici, majoritairement voté pour l’AKP, les électeur·rices allemand·es d’origine turque votent surtout en Allemagne pour les partis de gauche. Et ces derniers se préoccupent avant tout d’égalité des droits, de lutte contre les discriminations, et globalement d’intégration. Si les populations d’origine turque connaissent leurs propres dynamiques, indépendantes de celles à l'œuvre en Turquie, la question de la politisation reste majeure : Recep Tayyip Erdogan a mené par le passé des meetings électoraux sur fond de rhétorique identitaire en Allemagne. Et si c’est interdit dans les 3 mois précédant une élection pour les ressortissants hors UE, des députés de l’AKP ont participé à des évènements en Allemagne, et des affiches ont été collées.
Conclusion, les résultats et les conséquences seront à examiner attentivement, en Turquie, mais également en Allemagne.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.