Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
Parmi les sujets sensibles en cet automne 2023 en Allemagne comme en France, figure l’immigration. Comment se positionne l’Allemagne sur cette question ?
Faisons un détour par l’histoire. L’Allemagne a longtemps été, contrairement à la France, un pays d’émigration. Et depuis l’unification du pays par Bismarck, la nationalité était uniquement liée au droit du sang : ce n’est qu’en 2000 qu’un tournant majeur a eu lieu, avec l’introduction du droit du sol. Ses dispositions ont depuis été simplifiées à plusieurs reprises - la dernière fois, ce fut en juin 2023.
En parallèle, le pays s’est ouvert à l’immigration de travail dans les années 1960 et 1970, avec notamment des migrant•es turcs. On peut aussi penser au fameux “wir schaffen das”, “nous le pouvons” de la chancelière Angela Merkel et l’arrivée de plus d’1 million de réfugié•es en 2015, ou encore en 2022 à l’arrivée d’1 million de réfugié•es ukrainien•nes. Cette politique d’ouverture a été développée à l’échelle fédérale avec la mobilisation des pouvoirs locaux, et un vaste réseau d’associations. Une telle politique pouvait se lire comme une des réponses de l’Allemagne à son passé nazi.
Les sujets économiques ont fait la une en Allemagne au printemps et à l’été 2023, sur fond de récession. Pourquoi le sujet de l’immigration revient-il sur le devant de la scène ?
A la fois pour des raisons de fond, et plus conjoncturelles. Quant au fond, il y a l’insertion de nombreux migrant•es, avec des parcours et des ressources très divers, qui ne se fait pas sans difficultés. A cela s’ajoutent le contexte économique tendu et les inquiétudes pour l’avenir d’une grande partie de la population. L’extrême-droite de l’AfD prend en charge sinon exploite ces interrogations sur l’immigration, l’identité. Avec succès depuis le milieu des années 2010 : elle est maintenant à près de 23 % dans les sondages, un niveau historiquement haut. Le parti n’est d’ailleurs pas, ou plus, le seul à s’alarmer de l’immigration : à l’été 2023, Friedrich Merz, le leader de la droite chrétienne CDU, s’est insurgé contre les aides médicales, et a appelé à renforcer les expulsions de délinquant•es - dans un registre que l’on connaît aussi en France : les pouvoirs publics en feraient beaucoup plus pour les “étranger•ères” que pour les “nationaux”.
Qu’en est-il exactement de l’immigration en Allemagne aujourd’hui ?
Je prendrai un seul chiffre, qui ne reflète pas tous les types d’immigrations : celui des demandes d’asile. 220 000 ont été déposées en Allemagne entre janvier et août 2023. Soit 80 % de plus par rapport à la même période de 2022, mais on reste loin des chiffres, trois fois plus élevés, de 2016.
Entre temps, le contexte a changé. Si les demandeur•euses d’asile sont réparti•es à travers toute l’Allemagne, certaines communes ont désormais du mal à les accueillir et demandent plus d’aides fédérales - avec encore une rencontre sur ce sujet entre Etat et régions le 6 novembre 2023. A cela s’ajoutent les difficultés économiques, une moindre confiance dans l’avenir, et sans doute également l’absence de réponse européenne globale, avec des négociations sur la réforme du règlement de Dublin sur le droit d’asile, en cours depuis 2020. En octobre, ⅔ des Allemand•es souhaitaient accueillir moins de réfugié•es.
Vous parliez d'éléments conjoncturels : les élections régionales du 8 octobre 2023 en Bavière et en Hesse jouent-elles un rôle ?
Sans doute. Dans ces deux régions, qui concentrent près d’un quart des électeur•rices, elles ont été marquées par la défaite de la majorité fédérale - et la débâcle des libéraux du FDP. Mais elles ont surtout représenté une percée de l’AfD qui a confirmé son ancrage en dehors de ses terres de prédilection depuis sa création en 2013, les Länder de l’ex-RDA. Et en Bavière, elles ont été marquées par la poussée des ”Freie Wähler” et d’une CSU très critiques de la politique migratoire fédérale.
Enfin n’oublions pas les relations, dégradées, avec la Pologne : en septembre, l’Allemagne a accusé la Pologne de laisser passer les migrants à sa frontière sans y exercer les contrôles auxquels les traités européens l’obligent - et a elle-même rétabli des contrôles.
Quelle réponse politique alors apporter ?
De manière générale, le Chancelier Olaf Scholz a tendu la main à l’opposition en septembre en proposant un ”pacte pour l’Allemagne”, le “Deutschland-Pakt”, afin de moderniser le pays, en mettant en avant l’importance de la cohésion sociale.
Sur la question de l’immigration, en octobre 2023, le Spiegel a résumé une interview du Chancelier en “Nous devons nous résoudre à des expulsions massives.”. Que ce soit une réponse politique aux dernières élections, ou une évolution plus globale afin de “mieux faire la distinction” entre personnes éligibles au droit d’asile ou à l’immigration de travail, et les autres, il reste un durcissement allemand sur la question de l’immigration.
Quelle comparaison peut-on faire avec la France ?
En France comme en Allemagne, l'immigration est un sujet majeur, qui alimente les crispations. Il est à chaque fois pris en charge sinon exploité par l'extrême-droite, avec des modalités certes différentes, sur fond d’inquiétudes politiques, économiques, culturelles. A Paris comme à Berlin, les partis de droite peuvent être tentés par des positions similaires, tandis que le sujet représente une véritable ligne de crête pour ceux au pouvoir. Avec des actualités très prochaines : un projet de loi en France, et la campagne des européennes du 9 juin 2024.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.