Euronomics sur euradio est une émission du Joint European Disruptive Initiative (JEDI), think-tank spécialisé dans l’étude des problématiques réglementaires, économiques et technologiques européennes, dont Victor Warhem, économiste de formation, est Senior Fellow.
Bonjour Victor Warhem, aujourd’hui, vous allez nous parler d’un sujet peu abordé dans les médias, la souveraineté financière européenne.
Oui Laurent, la souveraineté financière européenne est un sujet peu discuté publiquement et donc souvent ignoré, alors qu’elle revêt un rôle essentiel pour l’économie européenne et la zone euro. Sans souveraineté financière européenne, le continent serait en effet une proie de choix pour des acteurs financiers globaux comme les États-Unis et de plus en plus la Chine.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ce concept ignoré ?
Bien sûr ! Cette souveraineté se décline essentiellement en quatre branches entremêlées. Tout d’abord en souveraineté monétaire - le pouvoir de mettre en oeuvre de manière efficace une politique monétaire, de taux d’intérêt notamment, et de battre sa propre monnaie - ; mais aussi en souveraineté sur les paiements – dont les infrastructures doivent être le plus maitrisées localement pour éviter les instrumentalisations et dont les données sont indispensables au système bancaire pour le prêt notamment – ; en souveraineté réglementaire - le pouvoir de faire respecter sa réglementation financière dans sa juridiction ; et enfin en souveraineté numérique - le pouvoir de contrôler l’espace financier numérique et les données qui y transitent, dont l’importance croit à mesure que le système financier se numérise.
Je sens que cette discussion va être technique !
Certes Laurent, mais le jeu en vaut la chandelle tant cette souveraineté financière européenne est testée ces derniers temps.
Que voulez-vous dire par là Victor Warhem ?
Cette semaine, Circle, l’un des plus grands émetteurs mondiaux de stablecoins, ces représentants dans le monde crypto des monnaies fiduciaires comme l’euro ou le dollar, a lancé le Circle Payment Network (CPN), qui associe quatre grandes banques européennes de quatre pays (France, Allemagne, Royaume-Uni, Espagne), afin de proposer un système de paiement transfrontalier crypto ultra rapide et peu cher fondé sur les stablecoins de Circle, l’USDC pour le dollar, et l’EURC pour l’euro. Cela signifie désormais que les systèmes de paiement de gros instantanés utilisés entre les grandes banques européennes, comme TIPS ou RT1, ont désormais un concurrent crédible américain et crypto, car le CPN utilisera les blockchains publiques – ces systèmes de paiement décentralisés incontrôlables – comme Ethereum.
Par ailleurs, le CPN pourrait également concurrencer les systèmes de paiement de détail présents en Europe, comme le système “Carte Bancaire” en France, les systèmes Visa et Mastercard bien sûr, mais également les systèmes européens en développement comme Wero de la European Payments Initiative, ainsi que l’euro numérique de la Banque Centrale Européenne.
Effectivement, cela semble être un projet important. En quoi le CPN challenge-t-il la souveraineté financière européenne ?
Il la challenge dans toutes ses dimensions.
En matière de souveraineté numérique, il semble peu probable que le régulateur européen ait entièrement la main sur une infrastructure de paiement transfrontalier contrôlée par une entreprise américaine - l’accès aux données devrait être compliqué et la RGPD sera difficile à faire respecter ici, même si Circle a établi son QG européen à Paris.
En matière de souveraineté des paiements, c’est un désastre, tout simplement ! Typiquement, si les intérêts de Circle aux États-Unis sont plus importants que leurs intérêts européens, l’administration américaine pourrait faire pression sur l’entreprise pour couper ses services en Europe dans certains cas, si elle cherche notamment à faire respecter des sanctions financières sur d’autres acteurs, comme c’était le cas en 2018 avec l’Iran. Donc si le CPN prend une part de marché considérable dans les paiements de gros et de détail en Europe, un vrai risque géopolitique apparait.
Et en matière de souverainetés réglementaires et monétaires ?
En matière de souveraineté réglementaire, dans la mesure où cette plateforme comptera très certainement des USDC et des EURC émis hors de l’UE car une zone grise juridique le permet, la mise en oeuvre de MiCA – la première réglementation crypto d’ampleur au monde –, qui régule uniquement les émetteurs européens, ne permettra pas de limiter les risques en matière d’instabilité financière et de substitution de monnaie qui pourraient se manifester. En effet, MiCA limite l’essor des stablecoins non-euro en Europe à un volume de 200 millions d’euros journaliers, un paille au regard des volumes actuels de paiements en Europe, mais cela ne s’applique pas aux stablecoins émis hors UE ! Demain, nous pourrions donc tous utiliser du dollar crypto pour nos échanges si rien n’est fait.
Enfin, en matière de souveraineté monétaire, dans la mesure où certains croient à une explosion de l’utilisation des stablecoins ces prochaines années compte tenu de leurs avantages en termes de rapidité et de coût, un essor considérable de l’utilisation du CPN dans ce cadre, même s’il est régulé en partie par la BCE et la Commission, octroierait un pouvoir inouï à Circle, qui aurait probablement la capacité de devenir une banque d’un nouveau genre, proposant des prêts aux autres acteurs financiers, menaçant par là même le contrôle des taux d’intérêt par les banques centrales, et la politique monétaire.
Eh bien, cela n’est pas rien ! Mais que faut-il faire Victor Warhem ?
Je ne vous ai mentionné qu’une partie du problème Laurent. L’autre grand émetteur mondial de stablecoins, Tether, semble avoir le soutien du gouvernement américain pour faire de l’USDT, son dollar crypto, et des infrastructures cryptos associés, une nouvelle arme financière, y compris en Europe où la zone grise dont je parlais tout à l’heure pourrait lui permettre de prospérer.
Dans ce cadre, même si la Commission européenne ne semble pas pressée d’agir, contrairement à la BCE, il y a fort à faire :
Il faut comme le suggère la BCE légiférer pour supprimer la zone grise qui permet à des stablecoins émis hors-UE de prospérer sur notre continent. Cela peut notamment passer par une régulation de la finance décentralisée, ignorée pour le moment par le régulateur.
Il faut au-delà de ces mesures défensives déployer une véritable stratégie européenne de soutien aux émetteurs européens de stablecoins en euro afin de donner à l’Europe les mêmes armes géopolitiques que les États-Unis. Aujourd’hui, les stablecoins en euro ne représentent que 0,2% des stablecoins échangés à l’échelle mondiale, notamment parce que nous avons été exclusivement défensifs !
La BCE voit l’euro numérique comme ce volet offensif qui permettra de préserver notre souveraineté financière européenne, mais il est peu probable que la technologie proposée soit suffisamment attractive pour véritablement concurrencer les émetteurs de stablecoins d’origine américaine en Europe ou ailleurs.
Le secteur financier privé européen, aidé du public, doit se réveiller très rapidement, ou la chute pourrait être brutale !
Un entretien réalisé par Laurent Pététin.