Docteur en droit public, enseignante à Sciences-Po Aix et à l'ESSEC, Élise Bernard décrypte chaque semaine les traductions concrètes, dans notre actualité et notre quotidien, de ce grand principe fondamental européen qu’est l’État de droit. Ses analyses sont publiées sur la page Europe Info Hebdo.
L’État de droit, c’est la justice et la démocratie, mais est-ce que cela a lien avec un régime constitutionnel parlementaire ou présidentiel ?
À priori non. On a déjà vu que le Royaume-Uni est un État pionnier dans la définition de l’État de droit et c’est un régime parlementaire organisé par une monarchie constitutionnelle. On avait vu aussi que cette lutte en faveur de l’État de droit elle est indissociable de la construction de l’État lui-même.
Peut-on dire qu’aujourd’hui en Turquie, une certaine vision de l’État de droit essaye d’émerger ?
Je pense qu’on peut le dire exactement comme ça. En Turquie, l’histoire de la République rejoint celle de son État, mais ne se confond pas avec celle de la démocratie. « L’État turc est une République », dit sa Constitution. La République signifie la consécration, à la chute de l’empire ottoman, d’un État réformé. Cet État en formation après la Première Guerre mondiale n’était pas un État de droit. C’est après la Seconde Guerre mondiale que l’État de droit commence à prendre corps avec plusieurs cycles de crise.
Oui,c’estvraiqu’onaunevagueimpressiond’Étatturcquitombedansl’obscurantisme.
En Europe, ce qui a beaucoup joué, c’est cette candidature à l’UE de la Turquie à l’arrêt. Les critères de Copenhague ont pu aider à la démilitarisation du pays, c’est pour cela qu’à l’arrivée de l’AKP, parti d’Erdogan au Parlement, les impressions sont bonnes. Depuis la mort d’Ataturk, qu’on désigne Père fondateur de la Turquie, ce que l’on craint le plus, c’est l’ingérence de l’Armée dans les affaires gouvernementales. Beaucoup ont considéré comme acquise la laïcité turque décidée en 1937.
C’est quand même difficile de créer l’unité d’une nation sur la base de la laïcité alors que l’immense majorité de la population est musulmane.
Oui et les décisions de la Cour constitutionnelle turque amènent à penser que laïcité signifie plutôt conformité avec la confession majoritaire, qui est le sunnisme hannéfite. Mais il existe des différences identitaires indiscutables que l’État turc n’a jamais voulu prendre en compte institutionnellement.
Oui c’est le cas de Kurdes en particulier !
Bien sûr ! Il y aussi les Alévis, turc·ques, mais non sunnites que l’on retrouve beaucoup dans la zone touchée par l’horrible séisme de février. Politiquement, les Alévis semblent d’accord pour s’intégrer volontiers dans une République laïque qui leur permettrait de maintenir leur culture et liberté de culte.
C’est là que se pose le problème de pouvoir manifester sa liberté de culte.
C’est exactement là où se pose le problème actuel de l’État de droit turc. L’uniformité nationale comme ciment de l’État est toujours invoquée un siècle après. Certain·es préfèrent une uniformisation prônée par l’AKP, donc calquée sur le sunnisme majoritaire et d’autres envisagent une laïcité qui respecte les spécificités. Donc, cette élection présidentielle opposant RT Erdogan Chef de file de l’AKP et K. Kilicdaroglu chef de la coalition d’opposition, qui se présente comme Alévi donc favorable à un État de droit garantissant la liberté d’expression et de culte est d’un intérêt tout particulier pour qui cherche à trouver du sens à l’État de droit.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.