Nous retrouvons Anna Creti, professeure d'économie à l'Université Paris Dauphine et Directrice scientifique de la chaire économie du gaz naturel et de la chaire Economie du climat.
Dans la série des « nouvelles climatiques » la semaine dernière une étude publiée par la revue « Nature » a fait du bruit. De quoi s’agit-il ?
Selon plusieurs scientifiques, une sixième limite planétaire vient d'être franchie. Elle concerne le cycle de l'eau et plus particulièrement l'eau verte, celle qui est absorbée par les plantes. En Amazonie, mais partout ailleurs, l'humidité du sol change et les forêts se transforment en savanes en raison du changement climatique et de la déforestation. Le monde compte neuf frontières ou limites planétaires, il ne reste donc plus que trois à dépasser. Inventé en 2009, le concept de frontières planétaires "englobe tous les seuils à ne pas franchir pour maintenir les conditions environnementales dans lesquelles l'humanité a pu se développer". Johan Rockström et les scientifiques du Stockholm Resilience Center en ont défini neuf, dont le changement climatique, l'érosion de la biodiversité et l'acidification des océans. Chaque fois que l'un de ces seuils est dépassé, le risque d'une transformation du système planétaire augmente et, avec lui, le risque d'une réaction en chaîne. Sur les neuf limites planétaires établies, quatre d’entre elles avaient d’ores et déjà été franchies en 2015 : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, les perturbations globales du cycle de l’azote et du phosphore, les changements d'utilisation des sols. En janvier, mauvaise nouvelle : la limite de la pollution chimique venait d’être franchie, celle liée au plastique notamment.
Quels aspects définissent les limites planétaires qui concernent l’eau ?
Jusqu'à présent, la limite de l'eau était considérée comme se trouvant dans la zone de sécurité. Toutefois, la frontière initiale pour l'eau douce ne concernait que l'extraction de l'eau des rivières, des lacs et des eaux souterraines, également appelée eau bleue. Les chercheurs estiment que les évaluations précédentes n'ont pas réussi à rendre compte de manière adéquate du rôle de l'eau verte et, en particulier, de l'humidité du sol pour assurer la résilience de la biosphère, protéger les puits de carbone terrestres et réguler la circulation atmosphérique. Ils proposent que l'humidité du sol dans la zone des racines des plantes soit une variable de contrôle pour l'eau verte. "L'eau est le sang de la biosphère. Mais nous sommes en train de changer radicalement le cycle de l'eau. Cela a maintenant un impact sur la santé de la planète entière", a commenté l’auteur principal de l’étude.
Quels sont les zones les plus touchées par le déséquilibre du cycle de l’eau ?
Sans doute la forêt amazonienne, qui dépend de l'humidité du sol pour sa survie. La forêt perd l'humidité du sol en raison du changement climatique et de la déforestation. Selon l’étude, ces changements pourraient rapprocher l'Amazonie d'un point de basculement où de vastes zones pourraient passer de la forêt tropicale à un état de type savane. Mais le phénomène est mondial. Partout, des forêts boréales aux tropiques, des terres agricoles aux forêts, l'humidité du sol change. Les sols anormalement humides et secs sont de plus en plus fréquents.
Doit-on se sentir concernés en Europe ?
La déforestation n’est pas le seul phénomène en question. Les activités humaines telles que l'urbanisation accrue, les émissions de gaz à effet de serre et les aérosols modifient la capacité de rétention d'eau de l'atmosphère et auraient donc un impact direct sur les ressources en eau. Et ce, même en Europe, et d’ailleurs en France. Émissions de CO2 trop élevées, érosion "préoccupante" des espèces, contribution à la déforestation mondiale : la France dépasse dans plusieurs secteurs les "limites planétaires" nécessaires à des conditions de vie sûres pour l'humanité, selon un rapport publié en 2019 (déjà !) par le Ministère de la Transition Ecologique. Après, tout est question de priorités. Le même jour où l’annonce du dépassement de la limite planétaire de l’eau a été communiquée, nous avons été distraits par une autre nouvelle : le rachat de Twitter par Elon Musk, qui semble avoir des nouveaux projets pour ce réseau. Pourra-t-on lui demander de parler plus de climat ?
Anna Creti est Professeure d’économie à l'Université de Paris Dauphine-PSL, Directrice scientifique de la Chaire Économie du Gaz Naturel et de la Chaire Économie du Climat, qui développe des programmes de recherche autour de l’économie du changement climatique.
Anna Creti au micro de Cécile Dauguet