Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche sur la Présidence française de l'Union européenne.
Lundi se sont ouvertes en Suisse des négociations entre Américains et Russes, sur la crise en Ukraine. Sans les Européens. Quelle peut être, dans ce cas, leur place dans la gestion du dossier ukrainien ?
Malheureusement, le constat est sévère : les Européens n’ont pas participé à ces négociations. Ou plutôt, et c’est peut-être pire, ils n’y ont pas participé directement, puisque les négociateurs américains qui rencontraient les russes discutaient au nom de l’OTAN, organisation à laquelle appartiennent de nombreux membres de l’Union européenne. Rappelons-le, 21 pays sur les 27 que comptent l’Union Européenne sont membres de l’OTAN. Mais l’OTAN, ce n’est pas l’Union européenne. Et en matière de sécurité européenne, UE et OTAN sont tout autant complémentaires que rivales.
Pourtant, c’est bien la sécurité européenne qui se joue dans ces négociations ?
Eh oui, et c’est là que le constat est le plus terrible. Si la guerre éclate en Ukraine, les pays européens seront bien sûr les plus directement touchés. Ils sont en première ligne. Mais malgré tous les discours volontaristes des dirigeants européens, et notamment du président français, qui assure en ce moment la présidence de l’Union, l’Europe n’est toujours pas capable de fournir une véritable alternative à l’OTAN en matière de sécurité européenne. Elle a développé de multiples capacités - nous aurons l’occasion d’en reparler dans les mois qui viennent - mais la défense de l’Europe, la défense du territoire européen, reste aujourd’hui, en premier lieu, assurée par l’OTAN.
Est-ce parce que l’Europe est divisée face à l’Ukraine ?
Les pays européens sont dans leur majorité d’accords pour être fermes face à la Russie sur la question ukrainienne. Mais leurs intérêts ne sont pas tous les mêmes.
Pour les États baltes et la Pologne, la question ukrainienne est vitale. Les dirigeants – et de nombreux citoyens – de ces pays sont convaincus que la Russie ne se contentera pas de l’Ukraine, et qu’à terme, cette « zone tampon » revendiquée par Moscou les inclura. C’est donc, de leur point de vue, leur sécurité immédiate qui est en cause. Et cette sécurité ne souffre aucun compromis possible.
Ce n’est pas le cas de tous les pays européens, confrontés à d’autres crises – la crise sanitaire, la question des réfugiés, la menace terroriste – qui leur semblent prioritaires. Ceux-là ne souhaitent pas faire la guerre à la Russie pour l’Ukraine.
Et quelles sont les positions des Russes et des Américains face aux Européens ?
Moscou a infligé un camouflet aux Européens en les excluant du jeu. Vladimir Poutine fait comprendre qu’à ses yeux, seuls les États-Unis peuvent parler au nom de l’OTAN. Car, pour lui, la menace, c’est l’OTAN, pas l’UE. Cela ne surprend guère.
Il n’en va pas de même côté américain. L’administration Biden a promis aux Européens de les informer et de les consulter. Mais elle montre que les Américains sont prêts à assurer le leadership occidental et se considèrent toujours comme les ultimes garants de la sécurité sur le Vieux-Continent. Alors que l’administration Trump avait sans cesse évoqué un désengagement américain, vis-à-vis de l’OTAN, l’administration Biden se repositionne en Europe. Et c’est aux dépens de ses alliés européens.
Alors que peuvent faire les Européens ?
Premièrement - Tenter de renouer un dialogue bilatéral avec Moscou, comme l’ont déjà proposé l’année dernière la France et l’Allemagne. Encore faut-il convaincre Vladimir Poutine qu’il a quelque chose à y gagner, et cela ne sera pas simple.
Deuxièmement - Obtenir des Etats-Unis de participer aux prochaines négociations.
Mais cela implique d’éclaircir déjà, en interne, la position commune face à l’Ukraine, et donc de trancher sur le périmètre des élargissements européens à venir, c’est-à-dire des futures frontières que les pays membres seront prêts à défendre. Si l’Union veut pouvoir développer son volet militaire, et porter le projet d’une Europe de la défense qui semble au cœur de la présidence française, il faut une position claire et audible sur l’Ukraine. Sans cela, l’UE restera à la traine des Américains, et la défense européenne l’apanage de l’OTAN.
Pour le dire clairement, je pense que l’Union européenne joue gros – très gros – dans le dossier ukrainien. Demeurer ainsi divisée, inaudible et exclue des négociations ne pourra qu’ajouter à son discrédit.
Jenny Raflik au micro de Laurence Aubron