Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche de la PFUE.
L’histoire permet-elle de comprendre la crise ukrainienne ? Y a-t-il des précédents historiques qui permettent d’éclairer la situation ?
On a tout d’abord des précédents qui éclairent la stratégie russe à l’égard des pays frontaliers depuis la fin de la guerre froide :
En 1992, suite au conflit entre la Moldavie et les forces séparatistes russophones de Transnistrie, la Russie a envoyé des troupes. Elles y sont toujours et ont servi de moyen de pression sur la Moldavie pour l’empêcher de se rapprocher de l’Union européenne.
En 2008, Moscou a envahi la Géorgie pour soutenir les gouvernements séparatistes d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie, deux provinces comptant aussi d'importantes populations russophones.
En 2014, c’est toujours au nom des populations russophones que la Russie a annexé la Crimée, et a soutenu les séparatistes prorusses du Donbass.
C’est donc toujours le même scenario ?
Oui. Face à des pays qui veulent se rapprocher de l’UE et de l’OTAN, que ce soit la Moldavie, la Géorgie, ou l’Ukraine, Moscou s’appuie sur les forces séparatistes russophones pour justifier une intervention militaire. Afin, in fine, rétablir son influence sur les territoires de l’ancien bloc soviétique, et d’y contrer l'influence occidentale.
C’est une stratégie d’autant plus redoutable que Poutine utilise un vocabulaire qui est, au départ, le nôtre : je pense au discours sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Poutine retourne nos valeurs contre nous pour en faire des armes au service de sa politique. Dans son discours sur l’Ukraine, la semaine dernière, il a aussi parlé d’opération de maintien de la Paix, reprenant un vocabulaire utilisé par l’Union européenne et l’OTAN dans plusieurs opérations extérieures. Il y a là un scenario pensé, et une communication maîtrisée, de la part du maître du Kremlin.
Alors si on connaît le scenario, quelles réactions sont possibles ?
L’option militaire directe avait été écartée, dès le début de la crise, par les Américains. Joe Biden avait été très clair : aucun soldat américain ne mourrait pour l’Ukraine. Les pays européens étaient sur la même ligne. C’est peut-être l’erreur initiale des Occidentaux. Car ils limitaient ainsi d’emblée leur capacité de négociation.
Deux autres options « militaires », entre guillemets, restent possible. La première réside dans la livraison de matériel militaire aux Ukrainiens sur le terrain. Ces livraisons ont été annoncées. Mais le matériel ne suffit pas. Il faut savoir comment l’acheminer et qui l’utilisera.
Parallèlement, les pays membres de l’OTAN redéployent des hommes dans les pays frontaliers de l’Ukraine : notamment en Roumanie et en Pologne. Mais l’objectif est de défendre les frontières des pays membres. Pas de projeter ces forces en Ukraine.
Les sanctions envisagées étaient donc, dès le départ, surtout économiques ?
Oui. Gels des avoirs des responsables russes, interdictions de circuler. Actions sur les banques et les exportations russes, exclusion du système SWIFT… L’Allemagne a annoncé dès le début de la guerre qu’elle suspendait le projet de gazoduc Nord Stream 2. Ici, le vocabulaire est important : le projet est suspendu. Pas annulé. Pour deux raisons : une raison d’abord pragmatique : les travaux sont presque terminés. Le gazoduc sous-marin n’est pas encore mis en activité, mais l’essentiel est fait. Ensuite, et surtout, pour que des sanctions soient efficaces, il faut envisager leur fin. S’il n’y a pas d’ouverture vers une levée des sanctions, elles ne peuvent pas déboucher sur une négociation. Elles n’ont pas de portée diplomatique.
Les pays occidentaux annoncent aujourd’hui vouloir asphyxier financièrement la Russie. Mais là aussi, il y a une limite : pour que cela fonctionne, pour que la Russie soit obligée de revenir à la table des négociations, il faut qu’un maximum de pays participe. Or la Chine a annoncé qu’elle allait, au contraire, renforcer ses relations avec la Russie. Et compenser d’une certaine manière les pertes économiques que les sanctions occidentales causeraient à la Russie. Il y a là une autre faille dans la réponse internationale.
Et si, dans l’émotion immédiate, les opinions publiques occidentales soutiennent ces sanctions, on peut se demander, si la situation durait, quelles seraient les évolutions de l’opinion devant les conséquences, inévitables, sur nos économies. Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, a clairement dit que l’inflation serait accélérée par ces sanctions. Or le pouvoir d’achat est déjà un sujet de préoccupation des Français. Jusqu’où et jusqu’à quand soutiendront-ils ces sanctions ?
Existe-t-il d’autres types de sanctions possibles ?
Nous parlions il y a quelques instants de précédents historiques. On peut comparer avec les sanctions prises par les Occidentaux après l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques en 1979. Le contexte géopolitique et les raisons de l’intervention étaient très différents. Mais les réponses occidentales ressemblent à celle de 1979 : des discours très fermes, des sanctions économiques strictes. D’autres pistes, cependant, avaient été explorées en 1979 : notamment le boycott des Jeux Olympiques de Moscou.
Depuis quelques jours, sans que cela soit évoqué dans les discours des dirigeants occidentaux, une forme de boycott culturel et sportif se dessine sur le terrain. Le chef d'orchestre russe Valery Gergiev, proche de Poutine, a été remplacé au Carnegie Hall de New York. La Russie a été exclue du concours de l’Eurovision. L’UEFA a décidé de déplacé la finale de la Ligue des champions : initialement prévue à Saint-Pétersbourg, elle sera finalement jouée en France. Le sort des équipes sportives sponsorisées par le groupe Gazprom se pose dans plusieurs disciplines sportives.
Il y a là un moyen de faire levier sur les opinions publiques, et surtout l’opinion russe, afin, qu’à son tour, elle fasse pression sur Poutine.
Mais il faut, là encore, demeurer prudent. L’équilibre de telles sanctions est toujours fragile : elles doivent faire pression sur la cible, et donc être suffisamment fortes, sans pour autant paraître irrémédiables. Sinon, elles risquent de pousser les opinions publiques au désespoir et les rapprocher de leurs dirigeants. On l’a vu à plusieurs reprises, de Cuba à la Syrie en passant l’Irak ou l’Iran, c’est une arme à double tranchant. Or, dans cette guerre, qui est aussi une guerre de la communication, le poids de l’opinion sera fondamental.
Jenny Raflik au micro de Cécile Dauguet