Nombreux ont été, ces jours derniers, les observateurs qui se sont étonnés des mots, particulièrement durs, adressés il y a peu par le Président ukrainien Volodymyr Zelensky à l’encontre des Nations-Unies – vous nous expliquez cela, Quentin Dickinson ?...
Un mot d’histoire, d’abord : l’Organisation des Nations-Unies est l’enfant de l’après-guerre en 1945 : l’objectif de sa Charte, c’est d’éviter tout nouveau conflit armé entre ses membres, par le dialogue entre nations et le développement. L’organe central en est le Conseil de sécurité, dont les membres permanents sont les puissances nucléaires historiques : États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni, Chine.
Mais l’efficacité du système onusien s’est effilochée au fil des ans, d’abord en raison de la Guerre froide, ensuite par la paralysie due au recours systématique au veto par les Russes, les Chinois, et les Américains, le tout assorti de perpétuels problèmes de financement.
On dit qu’il faut trois générations pour perdre le souvenir d’une guerre…
Vous avez raison : en Europe, où l’on s’est installé assez rapidement dans un confort quelque peu égoïste, les derniers témoins des horreurs de la Seconde Guerre mondiale s’éteignent les uns après les autres, et l’opinion ici a été prise de court par l’invasion russe de l’Ukraine et la perspective réelle de son extension à d’autres pays, sur lesquels la Russie pourrait désormais jeter son dévolu : la Moldavie, la Géorgie, les trois pays baltes, voire la Finlande.
Il se pourrait donc que la guerre en Ukraine soit le dernier clou dans le cercueil des Nations-Unies, témoin impuissant d’un déchaînement de violence par un État, d’une intensité jamais connue en Europe depuis soixante-quinze ans (même en tenant compte de la guerre civile en Yougoslavie).
Dès lors, on peut comprendre que le Président Zelensky lance aux Nations-Unies « Vous n’avez que deux possibilités : agir immédiatement et vous réformer d’urgence, ou alors vous saborder, étant donné que vous ne servez à rien ».
Cette situation, c’est grave et c’est du jamais vu, non ?...
Oui, gravissime même, mais pas exactement sans précédent ; souvenez-vous : juste après la Première guerre mondiale, les grandes puissances ont créé la Société des Nations, qui siégeait à Genève, et qui était une espèce de précurseur des Nations-Unies.
Or, en 1935, l’Italie fasciste, désireuse de se tailler un empire colonial en Afrique, envahit l’Éthiopie en faisant notamment usage d’armes chimiques interdites. Des villages sont rasés, des milliers de civils massacrés pour l’exemple. De Rome, Mussolini justifie l’invasion par « la mission civilisatrice dans un pays dirigé par des barbares ». L’Empereur d’Éthiopie, Haïlé Sélassié, se présente devant la Société des Nations, et, dans un discours d’une très grande dignité, décrit le malheur de son peuple, l’injustice de l’agression, et réclame le soutien effectif de la communauté internationale. L’émotion est à son comble dans la salle de la SdN. Et … ce sera tout, aucun accord sur des sanctions contre l’Italie n’ayant pu être trouvé.
Alors, on pourrait dire que l’histoire se répète ?...
En tout cas, c’est sûr, les mêmes causes produisent les mêmes effets. A l’époque, on avait les moyens d’arrêter Mussolini, mais pas la volonté ; depuis vingt ans, on avait les moyens d’arrêter Poutine en Transnistrie, en Géorgie, en Crimée, dans le Donbass, et toujours pas la volonté.
A force de manquer de fermeté quand il l’eût fallu, voilà l’Europe aujourd’hui embarquée dans un conflit armé proche, dont personne, vraiment personne, ne peut prédire l’aboutissement et les conséquences durables – si ce n’est un danger existentiel immédiat pour les institutions des Nations-Unies.